jeudi 7 juillet 2022

A Longwy, Pogacar et les mains d’or

Dans la sixième étape, entre Binche en Belgique et Longwy (219,9 km), victoire du Slovène Tadej Pogacar (UAE), qui s’empare du maillot jaune. Les coureurs arrivaient dans la ville de l’ancien bassin sidérurgique, sacrifié en 1984.

Longwy (Meurthe-et-Moselle), envoyé spécial.

«Un grand soleil noir tourne sur la vallée / Cheminées muettes, portails verrouillés.» Jamais, sans doute, Bernard Lavilliers n’aurait imaginé que ses paroles des Mains d’Or accompagneraient le chronicoeur en cette journée d’étape, la plus longue du Tour. Plafond bas et nuages lourds, entre Binche, en Belgique, et Longwy (219,9 km), pour un sympathique crochet chez nos cousins wallons, avant un final promis aux puncheurs. Comme en 2017, l'arrivée se situait au sommet de la côte des Religieuses (1,6 km à 5,8%), rehaussée d’un un raidard 800 mètres à 12% qui risquait d’éloigner les sprinteurs. Mais nous n’en étions pas encore là, lorsque la voiture de l’Humanité déboulât dans la ville de Longwy. Sur les traces des hommes de fer, honorés par d’autres Géants, qui allaient bientôt s’échouer tout à côté de la rue de la République et de l’avenue Raymond-Poincaré, dont les bicoques ouvrières, alignées, sont restées toutes identiques aux grandes heures industrielles. Au fil des décennies, elles devinrent ce que nous en voyons désormais. Mornes et décrépies. Souvent vides.

Depuis le départ, façon usus, fructus, abusus, un peloton secoué d’attaques successives semblait avoir oublié les plaies et les bosses de la veille, sur les pavés de l’Enfer. Pas moins de quatre abandons suite à la bataille (Oss, Gogl, Haig et Kirsch) et une incertitude : combien de temps tiendrait Primoz Roglic après sa culbute et sa luxation de l’épaule, sanctionnée par deux minutes de débours sur le grandissime favori Tadej Pogacar? Par cette grande confusion des horloges du Tour, nous pensâmes déjà à la montée de la Planche des Belles Filles, ce vendredi, qui constituera le premier juge de paix dans des pourcentages décisifs. Patience.

«Wagons immobiles, tours abandonnées / Plus de flamme orange dans le ciel mouillé.» Quand l’avant-garde du peloton, après avoir repris trois fuyards au long court – dont le maillot jaune Van Aert, parti dans une chevauchée de l’absurde avant de sombrer – pénétra à son tour dans Longwy en mode éclaté, nous nous demandâmes si ces Forçats de la modernité cycliste savaient que, en ce lieu, la mélancolie ouvrière continuait de s’épaissir et que la part du cœur, dans les tréfonds de la mémoire, ne se réduisait pas à son passé de plomb. A l’instant même où les casse-cous du jour mangeaient la rampe terminale pour se disputer du prestige, la voix de Lavilliers résonnait dans nos écouteurs. «On dirait, la nuit, de vieux châteaux forts / Bouffés par les ronces, le gel et la mort.» Des spectres murmuraient à nos oreilles, tandis que, de ce côté-ci du temps, un travailleur du vélo, tel un modèle réduit du capitalisme sportif, levait les bras du triomphe. De l’acier rouge avait jailli de ses jambes en feu: Tadej Pogacar en personne réglait la montée finale et s’emparait même du maillot jaune. Ce qu’il accomplissait là, après son numéro sur les pavés du Nord, résista aux superlatifs.

Mais depuis l’autre côté du temps, un peu d’histoire dans les entrailles d’une Lorraine affaissée. «J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir / Mes poumons, mon sang et mes colères noires.» Jusqu’au début des années quatre-vingt, Longwy fut en effet l’un des plus importants bassins industriels de France, intimement associé au savoir-faire sidérurgique, concentrant l’essentiel de la production nationale de fonte et d’acier. Hommes et femmes de chair solidaire, fiers du métier. La cité, modeste en taille et ensuquée par les fumées des hauts fourneaux, s’organisait autour des blocs d’usines, charriant matins et soirs, souvent à vélo, des milliers de salariés.

La plupart des maisons d’ouvriers arborèrent durablement les vestiges des décorations d’origine, des frises en bois de toutes les couleurs ornant les perrons. A l’intérieur, des tables en formica, sur lesquelles on posait bien à plat les mains d’or dont l’épaisseur calleuse attestait l’origine sociale. La vie se résumait à l’usine, pour le boulot. Et à la bicyclette, pour les loisirs. L’Union cycliste du Bassin de Longwy jouissait d’ailleurs d’une méchante réputation. Une époque identificatoire, quand les Français prenaient corps par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, ces hommes du peuple en «ouvriers du Tour», durs à la tâche eux aussi, ces Forçats de la Route (les vrais)… Et puis il y eut le tournant de la rigueur et la «grande casse» du 29 mars 1984, jour maudit. Le gouvernement socialiste décida de revoir son «plan acier» et annonça la suppression de 21.000 emplois dans la sidérurgie. Mitterrand referma cyniquement le couvercle: «Qui n’a pas la Lorraine dans son cœur?», dans la lignée des grandes dynasties de maîtres des forges – Wendel, Schneider –, devenues les archétypes des puissants, symboles des deux cents familles les plus riches de l’époque. Dès lors, Longwy perdra ses enfants: 22000 habitants dans les années 1960, 14000 de nos jours. Disparus, les fantômes des classes du bas, sidérurgistes de la fournaise, avec leurs mains devenues si insensibles qu’ils les glissaient, par tradition et en hiver, dans les eaux glacées de La Chiers, la rivière locale. «J'voudrais travailler encore, travailler encore / Forger l'acier rouge avec mes mains d'or.»

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2022.]

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