vendredi 9 juillet 2021

Cavendish porte l’estocade

Dans la treizième étape, entre Nîmes et Carcassonne (219,9 km), victoire du Britannique Mark Cavendish (DQT), qui égale le record de victoire de Merckx (34). Des arènes nîmoises à la cité médiévale, nous avons visité l’Histoire locale, en assistant à la mise à mort d’une échappée.

Carcassonne (Aude), envoyé spécial.

Au petit matin, grignotant des croquants Villaret (gâteaux secs), il fallut se poser quelques instants devant les arènes de Nîmes, regarder posément l’horizon comme on scrute le passé pour prendre conscience que le Tour, désormais définitivement accroché au sud avant le final des Champs-Elysées, basculait définitivement dans sa dernière partie. Le film à l’envers important peu à l’heure de la treizième étape, une longue transversale d’est en ouest entre Nîmes et Carcassonne (219,9 km), le chronicoeur s’arrima d’abord aux souvenirs de ferias, pour jamais mémorables et ambigües, en la patrie de Simon Casas. Derrière ces blocs de pierres illustres marquées par le sang noir des sacrifices, édifiées au Ier siècle de l’empereur romain Antonin Le Pieux, lui-même enfant de la cité antique, nous entendions les rumeurs de gloire des toreros se propager. Celles des frères Nimeño I et II, celles de Marie Sara, tandis que surgissaient à la volée les exploits d’El Juli, d’Enrique Ponce, et surtout de José Tomas qui, ici-même, en 2012, coupa onze oreilles et une queue en affrontant six taureaux en solitaire, puis sortit triomphant par la porte des Consuls, sous les vivats des aficionados qui ne dormirent plus pendant des nuits entières.

Cheminant depuis le Gard vers l’Hérault et l’Aude, il était temps de remettre de l’ordre à ses vieilles obsessions – sans aller jusqu’à imaginer quelques mises à mort spectaculaires. En traversant le merveilleux village médiéval de Sommières (km 20), établi sur les rives du fleuve le Vidourle surmonté d’un pont romain unique en son genre (l’un des rares édifices de cette époque dans cet état de conservation), nous jetâmes un œil sur les forteresses du château, théâtre de la Guerre des Religions, comme celle des Camisards, où les protestants furent emprisonnés en masse. Lieu furtif d’histoire. La caravane passa, vite, très vite, tout à son petit commerce, d’autant que l’échappée du jour venait de se former en présence de trois courageux, Sean Bennett, Pierre Latour et Omer Goldstein. Un vent maléfique – mais coutumier sur ces tronçons de l’arrière pays méditerranéen – ruait dans le peloton et nous crûmes qu’il serait à nouveau cisaillé, comme jeudi. Mais la grande troupe resta assez passive, adoubant provisoirement nos fuyards.

Nous savions la route longue et les 2000 kilomètres déjà symboliquement parcourus depuis Brest par les 154 rescapés (durant cette treizième étape), essentiellement sous la pluie et par grand froid avant le sud, à un degré d’intensité phénoménal, témoignaient que nos forçats avaient vu du paysage en y laissant pas mal de leurs ressources physiques et mentales. L’épopée de Juillet fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, elle est devenue un exercice de résistance en intensité sélective. A dire vrai, en pointant les forces toujours en présence, nous voyions mal comment les équipes de sprinteurs trouveraient l’énergie de contrôler les événements sur un profil faussement « plat », alors que, la veille, elles n’avaient pas souhaité s’investir dans cette tâche sur 160 kilomètres. Les baroudeurs du jour parviendraient-ils à imposer leur récit, alors que l’écart se stabilisa autour des trois minutes seulement?

Les scrutateurs distraits regardèrent donc cette cavalcade enfiévrée de chaleur, bercés qu’ils étaient d’ancestrales ondes de choc visuelles. Ainsi, la traversée de Minerve (km 172), cité perchée sur un éperon rocheux formé par les canyons de la Cesse et du Brian, qui convergent à cet endroit dans le reflux des eaux béantes, nous rappela la tragédie associée à la Croisade des Albigeois, proclamée au XIIIe siècle par l’Eglise catholique contre l’hérésie, principalement le catharisme. Par-delà les remparts de Minerve, où périrent sur les bûchers des centaines de suppliciés, nous nous risquions encore et encore à romantiser la conscience des cyclistes.

Car pour nos héros en vadrouille (Bennett, Latour et Goldstein), la mise à mort prévisible se profila hors de toutes arènes ou de maudites forteresses. Quand le peloton porta l’estocade, la scène se déroula précisément juste avant Minerve. Entre-temps, une énorme chute collective mit au tapis une trentaine de coursiers, dont Kragh Andersen, Declercq, Bouhanni, Pedersen, laissant par l’arrière de nombreux retardataires et, dans l’ambulance, Roger Kluge, Simon Yates et Lucas Hamilton, contraints à l’abandon. Une heure plus tard, après une tentative en solitaire de Quentin Pacher, nous assistâmes au sprint (à moitié) attendu. Dans les rues adjacentes de la célébrissime Cité médiévale de Carcassonne, qui fut successivement un site protohistorique, une localité gallo-romaine, une place forte wisigothe, un comté, puis une vicomté, puis finalement une sénéchaussée royale, le Britannique Mark Cavendish (DQT) s’imposa et entra dans une dimension quasi déifiée par certains. Etonnant démiurge, ce «revenant» de nulle part, qui signait là son quatrième succès et, surtout, vînt égaler le record de victoires dans le Tour d’Eddy Merckx: trente-quatre. Qui aurait imaginé cela possible un jour ? Sans doute pas l’intéressé lui-même, après tant d’années de galère, des non-sélections sur la Grande Boucle, une déprime, mais, pour finir, une lente rédemption vers l’ardeur retrouvée.

Y croire, ou pas. Le chronicoeur le sait depuis trente-deux ans : le Tour reste une sorte de religion monothéiste assez prégnante, sans Dieu ni apôtres, sauf quand il s’applique à honorer l’Histoire en tant que genre absolu.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 9 juillet 2021.]

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