jeudi 4 février 2016

Essentialisation(s): la laïcité, objet de calcul indigne

Quand le premier sinistre, Manuel Valls, agite le chiffon rouge d’une loi de 1905 «fermée», rouvrant au passage le vieux conflit d’interprétations.

Excès. Ainsi donc, plus aucune barrière morale et politique ne saurait résister à la parole publique, dite «décomplexée», du premier sinistre de la France, jamais avare d’idées qui pourraient apparaître comme des «provocations», mais qui ne sont, au fond, que le sens précis de sa pensée véritable – ce qui nous glace d’effroi chaque jour un peu plus et nous oblige à penser que cette branche ordo-libérale des socialistes n’a pas perdu que ses complexes, mais aussi l’idée même de gauche… Le débat sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de nationalité n’est pas encore éteint que celui de la laïcité, tout aussi brûlant, sinon plus, s’invite dans un paysage déjà dévasté, menaçant, celui-là, d’enflammer la société tout entière. Le chef du gouvernement singe tellement Nicoléon que, malgré le poids que lui confère sa haute fonction, il a décidé d’ouvrir la boîte de Pandore en désavouant le travail intelligent réalisé par l’Observatoire de la laïcité (ODL), qu’il trouve trop accommodant. C’était le 18 janvier dernier.
Et le premier sinistre ne s’exprimait pas n’importe où: il prononçait un discours devant les Amis du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). En disant tout le mal qu’il pensait de Jean-Louis Bianco, le président de l’ODL (coupable à ses yeux de «dénaturer la réalité de la laïcité» et d’avoir cosigné une tribune intitulée «Nous sommes unis», avec le grand rabbin de France, Jean-Paul Delevoye, président du Cese, le pasteur Clavairoly, etc.), puis en accordant son soutien à Élisabeth Badinter, qui venait de déclarer qu’il ne fallait pas «avoir peur de se faire traiter d’islamophobe», le premier sinistre affirmait partager une «défense intransigeante de la laïcité», rouvrant au passage le vieux conflit d’interprétations. Une folie, dans un moment où la droite et son extrême imposent souvent leurs thèmes, sinon leurs vues.

Depuis, s’étripent d’un côté les partisans d’une laïcité «fermée» et d’un autre côté ceux d’une laïcité «ouverte». Mais quelle était l’opportunité d’agiter ce chiffon rouge? Ne soyons pas naïfs. Il y a dix ans, l’ex-maire d’évry plaidait déjà pour une révision de la loi de 1905, l’un des piliers du socle républicain. Désormais aux commandes, l’homme pousse ses pions sur tous les fronts et envoie comme message: «Rassemblons les Français, mais pas tous.» Ce coup de sang contre toute possibilité de laïcité apaisée –position assumée par l’ODL– n’arrive pas dans un paysage serein. Derrière le voile à peine déchiré, il s’agit bien de la question de l’islam, donc des musulmans, et de leur place dans notre vivre-ensemble. En soutenant la phrase d’Élisabeth Badinter, «il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe», le premier sinistre accrédite l’idée qu’on puisse être laïc et islamophobe, banalise un phénomène de nature xénophobe et rejoint la cohorte des obsessionnels du danger que peut représenter l’islam, avec les excès que nous connaissons.

Égalité. Le cadre de la loi de 1905 nous instruit le contraire, alors même que la laïcité n’a pas à se durcir mais à s’affirmer, et qu’il convient de l’appliquer sereinement, sagement et parfois fermement. Les membres du gouvernement feraient bien de lire en urgence «la Laïcité au quotidien», de Régis Debray et Didier Leschi (160 pages, Folio). Dans ce guide pratique et pragmatique, ils apprendraient la signification du respect mutuel et, au-delà, à stopper les amalgames, les suspicions et les stéréotypes qui nourrissent les antagonismes identitaires et renforcent les adversaires de la République. L’égalité des droits reste le serment de la loi de 1905. Certainement pas l’exclusion des musulmans en tant que musulmans, sauf à confondre l’esprit républicain avec l’essentialisation d’une partie de la population. Régis Debray le dit ainsi: «Seul un État totalitaire peut vouloir laïciser la société. C’est l’État qu’il faut rendre laïque, c’est son existence qui donne corps à ce mot.» Pas mieux.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 5 février 2016.]

Aucun commentaire: