jeudi 5 novembre 2015

Historiograhique(s): republier Mein Kampf... ou pas?

Rééditer le livre d'Hitler, avec les précautions d’usage, oui, pourquoi pas, en tant que travail de mémoire. Mais pourquoi? Et comment?

Hitler. Ne nous effrayons pas des débats d’idées qui, quelquefois, fractionnent et dispersent, mais qui, la plupart du temps, aident les hommes à réfléchir, à questionner, à inventorier et, pourquoi pas, à prendre position grâce à des éléments auxquels ils n’avaient pas forcément songé auparavant. Ainsi en est-il de la polémique sur une éventuelle future publication, en France, de Mein Kampf, le livre antisémite d’Adolf Hitler, le seul qu’il ait jamais signé de son nom. D’où la question, qui ne date pas d’aujourd’hui: faut-il oui ou non publier ce texte confus, harassant et surtout sinistre, qui, de toute façon, tombera dans le domaine public en janvier 2016, soixante-dix ans après la mort de l’auteur, conformément à la loi? Formulée autrement: est-il nécessaire de republier ce livre, et si oui, à quelles conditions? La loi française est formelle et interdit toute publication dudit texte, donc légitimement condamnable par les tribunaux, s’il redevient un instrument de propagande, autrement dit s’il est publié tel quel, sans notes ni avertissement. Jean-Luc Mélenchon a été le premier à interpeller les éditions Fayard (elles ont publié son avant-dernier livre, l’Ère du peuple, 2014), qui ont mis en chantier un tel projet. Pas n’importe quel projet, bien sûr: il s’agirait de republier Mein Kampf d’ici un an ou deux, augmenté de 2000 pages de notes et de travail scientifique rédigés par des historiens.

L’Allemagne, où 12 millions d’exemplaires ont été vendus du vivant d’Hitler, a déjà levé son propre interdit. Les droits d’auteur avaient été confiés par les Alliés au Land de Bavière, après la Seconde Guerre mondiale, et les Bavarois avaient jusque-là toujours refusé toute republication, avant de donner leur aval, en 2011, au travail réalisé par des historiens qui débouchera, en janvier 2016, à l’édition d’une version pédagogique de l’ouvrage, agrémentée de commentaires de spécialistes, pour éviter que l’extrême droite ne s’en empare.
 
Étudier. L’histoire n’est pas une science du passé, mais une science du présent avec l’épaisseur du temps. Voilà pourquoi les mots «interdire un texte» n’appartiennent généralement pas au vocable des historiens, et pour cause, les textes constituent des ressources historiographiques incontournables. Dans Mein Kampf, Hitler livre sa pensée fondamentale, son antisémitisme, son antimarxisme, son anti-France, etc., et détaille à gros traits ses objectifs politiques et sa conception de la société allemande au goût du parti nazi. Convenons qu’aucun argument sérieux ne peut, a priori, accréditer l’idée que ce texte, expliqué par tout un appareillage historique, ne mérite pas d’être lu, décortiqué et déconstruit, bref, qu’il n’y aurait intérêt, en l’espèce, à l’étudier. En revanche, doit-on le laisser entre les seules mains des «experts»? Au point de considérer qu’il «nazifierait» d’autres idiots que les déjà-convertis, qui, eux, n’en ont pas besoin pour propager leur haine, et l’ont forcément déjà consulté sur Internet, puisque c’est à la portée de chacun d’entre nous…
 
Démons. Néanmoins, ne balayons pas d’un revers de main le débat moral et politique du moment. Car cette dispute en cours sur la publication ou non de cet odieux écrit aura au moins permis d’établir à nouveau une vérité simple, mais au fond pas si banale à rappeler: Mein Kampf n’est pas n’importe quel livre. Comme simple objet de fétiche ou de symbole, il est même à manier comme de la dynamite, en une époque où les démons du cynisme et de la xénophobie ressurgissent au grand vent. Republier Mein Kampf avec les précautions d’usage, oui, pourquoi pas, en tant que travail de mémoire. Mais quoi que nous fassions, hélas, et même si le texte est rehaussé d’éclaircissements exemplaires de la part d’historiens, cela réjouira d’abord les antirépublicains et les néofascisants de la pire espèce. N’oublions jamais que la conscience de l’histoire est la grandeur d’âme de la politique – sans laquelle elle n’existe pas. 
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 6 novembre 2015.]

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