samedi 10 janvier 2015

Charb et l’intelligence de l’irrévérence

Article invité: par Laurent Mauriaucourt.
 
Stéphane Charbonnier, dit «Charb», né le 21 août 1967, assassiné le 7 janvier 2015. Ses dessins ne faisaient pas rire tout le monde. Mais les hommages aujourd’hui se multiplient. L’homme et le journal dont il avait pris la direction en 2009 incarnaient la liberté sous toutes ses formes.
 
On ne saura jamais ce que Charb aurait dit ou dessiné dans Charlie la semaine prochaine sur l’attentat meurtrier dont il a été l’une des 12 victimes, hier mercredi 7 janvier. Mort au charbon, Stéphane Charbonnier. Tiré comme un canard. Dans les locaux de Charlie Hebdo, à l’heure de la conférence de rédaction. En plein boulot. «Charlie, c’est ma raison de vivre», nous disait-il. À quarante-sept ans, Charlie aura été la raison de son décès. Un décès décidément inqualifiable. À lui, les mots et les couleurs ne manquaient jamais pour dire, pour rire, pour gueuler, pour lutter contre la bêtise. La couleur brune d’un dessin d’étron fumant sur fond de drapeau français lui a valu une plainte. Une de plus. L’étron commenté: «Le Pen, la candidate qui vous ressemble», avait fâché les hauts et les bas du Front national. Le petit gars de Conflans-Sainte-Honorine a grandi à Pontoise. Un père aux PTT, une mère qui fut d’abord secrétaire d’huissier, puis enseignante. Ses crayons de couleur et ses feutres, le jeune banlieusard les usait à copier Tintin, Picsou, Lucky Luke et les Dalton. À onze ans, quand, comme tous les mômes, il découvre Cabu dans les émissions de Dorothée, Charb se promet de dessiner encore longtemps. Imaginez le jour où, invité par Michel Polac dans l’émission Droit de réponse pour évoquer son journal de lycée, il se retrouve sur le même plateau que Cabu!

Ainsi, en 1992, Charb se retrouve carrément à table avec Cabu et Philippe Val, qui viennent de se faire virer de la Grosse Bertha pour imaginer le nouveau Charlie Hebdo. Il en deviendra directeur de la publication en mai 2009, au départ de Val. Charb est mort, hier. Cabu avec. Flingués. On est tous abattus. Tirer sur le satirique, c’est tirer sur la liberté. Charb, tiraient des traits. Des traits pour faire naître ses personnages à gros nez qui, en quelques minutes à peine, vous livrent une information et une analyse sur une actualité, sur la société. Citoyen, dessinateur, journaliste, engagé. En 2010, il accompagnait la grande campagne de l’Humanité contre une énième réforme des retraites engagée sous Sarkozy en signant la une.

À la Fête de l’Humanité, c’est entouré de deux policiers qu’il tenait le stand de Charlie Hebdo ces dernières années. Sa personne et le journal étaient régulièrement menacés depuis 2006, après avoir publié les caricatures de Mahomet. En novembre 2011, le journal a brûlé. « On n’a pas trouvé les incendiaires… On n’a pas renoncé à traiter de l’islam, ni des autres religions comme le sport ou Johnny Hallyday », assurait le directeur de Charlie. Maurice, le chien anar et Patapon, le chat libéral sont à poil. Leur papa ne chaussera plus ses grosses lunettes. Ne sortira plus son équerre pour tracer des cases. Des enfants en short et enrhumés, il n’en aura pas eu. Aussi athée que libertin. L’irrévérence poussée jusqu’à continuer à écouter les Dead Kennedys, pionniers du punk US, dans sa garçonnière parisienne.

Vivre libre ou mourir? Charb, compagnon de route des communistes et du Front de gauche, est mort libre. Rien lâché. Rien renié, jamais, de ses engagements. Au-delà des luttes politiques, sa lutte contre la clope était l’une de ses lubies, qui le rendait créatif à souhait. On ne pourra pas dire qu’il a cassé sa pipe. Il a été assassiné. «Je n’ai pas l’impression d’égorger quelqu’un avec un feutre», se défendait-il face aux brandisseurs de blasphèmes qui ne le lâchaient plus. Physiquement, il n’était pas connu du grand public. Il pouvait se balader sur les hauteurs de Belleville comme dans les allées bondées de la Fête de l’Huma sans se faire photographier tous les dix mètres. Mais, quand quelqu’un le présentait à des potes, immanquablement, cela finissait par quelques croquis dans la poche. Ce Stéphane, là pour Franck Vandecasteele, ex-chanteur de Marcel et son Orchestre et chanteur compositeur du groupe Lénine Renaud, c’était «un mec qui avait de l’épaisseur, des convictions, profondément en éveil, qui dépensait une énergie folle pour faire vivre le journal». Charb s’était promis de réaliser avant mars un dessin animé sur un des titres du prochain album du groupe, intitulé le Visage de dieu. Vindieu! Faire vivre son journal du mercredi, c’était son lot. «Charlie est tout juste à l’équilibre, une augmentation des tarifs de distribution mettrait en péril sa viabilité», craignait-il, fustigeant le «désengagement de l’État» en matière d’aides à la presse.

Ce journal, on le trouvait dans les kiosques, y compris à l’étranger. Sur la place de Catalogne, à Barcelone, par exemple. Les dessins franchissent encore les frontières, dans tous les sens du terme. En mars 2014, pourtant, Charlie Hebdo se retrouvait encore à la barre. Un certain François Grosdidier, maire de Woippy en Moselle, avait assigné Charlie qui affirmait: «Cela fait des années que les soupçons d’affairisme s’accumulent contre le sénateur maire de Woippy, François Grosdidier.» Jugement du tribunal: l’élu, pote de Nadine Morano, fut condamné à 1 500 euros d’amende pour procédure abusive. Le terme «affairiste» étant suffisamment vague et non en lui-même diffamatoire. Tout cela paraît tellement dérisoire, maintenant. «Après l’assassinat des rédacteurs du journal qui riait de tout, on ne peut que pleurer victimes et victoire des intégrismes», commentait hier cet élu sur son compte Twitter… C’est l’image d’un homme toujours disponible pour transmettre l’esprit du dessin de presse aux jeunes, que garderont en tête les jeunes correspondants de l’Humanité-Libres Échanges qui ont pu le rencontrer. Lui-même biberonné par Cavanna, l’auteur des Fatwas prenait la jeunesse au sérieux. Très. «C’est parce que les salariés se révoltent aujourd’hui que les patrons redécouvrent qu’il y a une lutte des classes», assurait-il dans l’Humanité parue le 14 septembre 2012. Un numéro dont il fut le rédacteur en chef d’un jour. Le numéro d’un week-end de Fête. Il y avait Charb le dessinateur, Charb le journaliste. Pour ça que ces dessins, ces déclarations tapaient dans le mille. Cultivé, besogneux, rigoureux. Talentueux. Très. Salut à toi, confrère!
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 janvier 2015.] 

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