jeudi 9 juin 2011

Songe(s) : ce que je dois à Antoine Blondin...

Blondin. Le temps ne change rien à l’affaire. Partant du principe assez élémentaire que plus nous disposons de style, plus nous allons vite et loin, sachant par ailleurs qu’à bord de l’imagination les frontières se déchirent comme de vulgaires feuilles de papier, que ce soit sur les rives du Yangzi Jiang ou sur les contreforts d’un col pyrénéen, inventoriant enfin les raisons pour lesquelles nous aimons quelque chose ou quelqu’un, raisons qui sont parfois les plus secrètes mais très souvent les plus communes, nous continuons vaille que vaille de voir en Antoine Blondin l’incarnation paroxystique du mariage de la plume et du vélo. La métaphore cycliste n’a pas que des désavantages. Même la tête dans le guidon, le cul sur le bec de selle ou en danseuse, n’avoir d’yeux à ce point que pour l’écriture et le Tour relève du hussard et du chronicœur que seule l’épate maintient en tension. En 1956, Blondin écrivait: «Il existe deux sortes d’hommes : ceux qui ont suivi le Tour et ceux qui se sont contentés de le regarder passer au bord des routes, sur les écrans de cinéma, dans leurs rêves éveillés. La vérité m’oblige à dire qu’ils ne clignent pas du même œil.» Le bloc-noteur confirme. Les moyens modernes de communication ne remplaceront jamais la vie de la caravane itinérante de juillet. «Pour le Tour de France, j’ai la fête qui tourne», disait Blondin. Malheur à ceux qui ne savent pas.

Marginalité. Victime et prisonnier de sa propre légende à la gloire de Bacchus, qu’il a contribué à fomenter de son vivant et qui occulta une partie de son œuvre en la marginalisant, l’Antoine a cessé de boire le 7 juin 1991. Vingt ans déjà. Pour l’occasion, de nombreux ouvrages sont édités ou réédités (à la Table ronde en particulier), parmi lesquels signalons un nouveau recueil de chroniques intitulé Antoine Blondin, le muscle et la plume, publiée par l’Équipe sous la direction de Benoît Heimermann, président de l’Association des écrivains sportifs. Ce dernier a les mots justes: «Ces florilèges étourdissants de croquis et de chroniques, écrit-il en présentation, sont autant de grandes œuvres complémentaires, mitoyennes, consanguines.» Le romancier Patrice Delbourg ajoute dans la préface: «Déjà posthume de son vivant, un posthume sur mesure. (…) Ceux qui n’ont jamais lu Blondin sont bien chanceux, grâce à lui et à sa manière, ils vont bientôt croire que le bonheur existe à condition de trouver les mots pour le dire.» Blondin, pourtant, n’aimait pas écrire. Mais il ne savait «rien faire d’autre». Drame troublant et plutôt agréable pour un esthète des mots qui parvint à créer une forme nouvelle de snobisme: celui de la chronique sportive. Mais un drame d’écrivain, aussi, qui l’emmena néanmoins aux quatre coins du monde depuis le café le Rubens, qui lui tenait lieu de bureau dans son Saint-Germain-des-Prés, le tout soldé par une poignée de romans, cinq en tout: l’Europe buissonnière, les Enfants du bon Dieu, l’Humeur vagabonde, Un singe en hiver, Monsieur Jadis ou l’École du soir. Comment ne pas balayer d’un revers de mots cette réputation de paresse acquise en vingt années de silence romanesque? Que se cachait-il derrière le brillant chroniqueur, derrière l’écrivain éthylique dont les dérives ont donné naissance à une mythologie germanopratine de leveurs de coude, derrière l’auteur d’Un singe en hiver porté à l’écran? Dans la biographie de référence publiée en 2004 chez Gallimard par le très célinien Alain Cresciucci, la marginalité blondinienne apparaît dans toute sa mélancolie et s’apparente à une revendication (pour lui et pour nous tous): celle de vouloir «vivre» dans les marges, bien sûr, mais surtout celle s’incarner en «êtres de rupture». Quitte à payer le prix de l’insupportable déchéance par-et-avec la boisson. Ce que Cresciucci appelle «l’effondrement programmé dont il éprouvait, derrière les grimaces pour un public trop souvent complaisant, l’intolérable souffrance».

Énigme. Anarchiste et réac, à l’image de son modèle Marcel Aymé, Blondin a politiquement titubé. Il aimait Londres, Rimbaud, le Tour, le rugby, sa maman et l’alcool. Sorte de père spirituel ès lettres pour tous ceux qui prétendent «écrire» sur le cyclisme, il a suivi vingt-sept éditions de la Grande Boucle, comme s’il s’agissait à chaque fois de son ultime escapade littéraire. Des témoins racontent qu’il rédigeait ses romans en un mois, sans une rature, en jet continu. «Pourquoi écrire un mot que l’on doit retrancher après», demandait-il? Lorsqu’il devait «rendre» sa chronique à l’Équipe, il grommelait : «Une bonne page est une page remplie.» Et puisque «l’homme descend du songe» (dixit), il nous reste une énigme. Celle de son roman mythique dont il n’a probablement écrit que le titre : le PC des maréchaux. Entre la rue Mazarine et la place Saint-Sulpice, chacun traque le manuscrit en vain. Inutile d’en chercher la trace au café Le Rubens, il n’existe plus.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 juin 2011.]

(A plus tard...)

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Pourquoi Ducoin arrive toujours à nous faire rêver avec ses mots. Du coup, j'ai une folle envie de lire tout Blondin, ce que je vais vite faire d'ailleurs. Merci pour de tels engagements, sur de si nombreux sujets qu'on en reste impressionné.
Vive l'HUMA !!!

gaston a dit…

Blondin qui était un auteur délicieux, a longtemps senti le soufre à gauche en raison de sa jeunesse maréchaliste. Est ce un signe que l'Huma finirait par convenir que le jugement sur l'oeuvre des artistes ne doit pas être dépendant de leur biographie ? Acceptons en l'augure.

Anonyme a dit…

Ce n'est pas la première fois que JE DUCOIN exalte la figure de Blondin, même s'il l'a toujours fait en nuance. Je vous recommande la lecture du long article qu'il a fait dans le hors-série de l'Huma (dont j'ai encore deux exemplaires) pour le centenaire du Tour de France, en 2003, dans lequel DUCOIN cognait dur sur le Blondin des années 40... A relire.
MICHEL

Anonyme a dit…

Voilà de quoi nous donner envie de lire ou relire Blondin. Vive le Tour (encore, oui, vive le Tour, malgré tout).

Anonyme a dit…

Merci JED. "Tout Eddy" comme l'a dit l'abbé - (AB- Antoine Blondin) lors d'une victoire de Merckx.

A quand un hommage à Abel Michéa?

Richard a dit…

J'arrive sur ce blog par hasard, par amour de Blondin et des Hussards. Quelle surprise de découvrir qu'il est tenu par le rédacteur en chef de l'Humanité ! Car Blondin était réactionnaire, son roman préféré était "Le caporal épinglé" de Jacques Perret, monarchiste. Mais l'amour de la belle littérature transcende certainement les courants idéologiques ; comme l'amour de la vie, d'après ce que chante Georges Brassens dans "mourir pour des idées".