«Adoration». À chacun son Johnny: voilà la seule explication rationnelle, celle qui, à la faveur du temps long, transforma l’idole en icône. Ce Belge au pseudonyme américain n’était pas qu’un monument français ayant traversé l’existence en calmant tout le monde par ses rebonds successifs, maîtrisant tous les styles (rock, blues, country, jazz, variétoche, etc.), chevauchant toutes les modes, arborant tous les costumes et épousant les hauts et les bas d’une société française suiviste, contradictoire, excessive, révoltée ou conformiste. Non, ce Français nommé Johnny était d’abord et avant tout une exception… française. Et pas la moins intéressante. Peu de disparus, partagés par tous ou presque pour mille et une raisons, entrent en effet dans nos légendes intimes en fracassant tous les cadenas de nos passés. On a beau s’énerver, se dire «mais non», «pas Johnny quand même», quelque chose qui tient plus de l’évidence intuitive que du respect raisonné nous rattrape par la manche. Un monstre, un totem, qui aura nourri à lui seul une passion française aussi durable qu’irrationnelle en tant que genre. Aucune définition ne lui colle vraiment à la peau, pas même celle du «riche» exilé fiscal ayant pour la chose politique (et publique) des idées si superficielles qu’il les assuma face à Giscard, Mitterrand, Chirac ou Sarkozy – c’est dire. Beaucoup se sont essayés au décryptage savant, dans l’exaltation légitime d’une performance musicale ou d’une rencontre privilégiée. D’Elsa Triolet, littéralement subjuguée dès 1964 par la performance scénique et vocale du gamin (un texte admirable des Lettres françaises en atteste), à Daniel Rondeau, qui recueillit ses confessions pour le Monde en 1998, des dizaines de portraits, tous différents les uns des autres, furent écrits en creux et en relief pour tenter de percer l’origine de cette étincelle qui irradiait les yeux du chanteur par sauts cumulés de générations. Le bloc-noteur lui-même doit passer aux aveux: en 2009, il s’en fallut de peu qu’il ne publie un pamphlet consacré à «l’adoration Johnny», si incompréhensible parfois et si unanimement célébrée qu’elle aurait mérité une mise en examen et une déconstruction. Las. Un ami cher s’y opposa de manière si véhémente qu’il provoqua une sorte de renoncement consenti. Aucun regret en vérité: l’ami en question évita sans doute au journaliste de l’Huma de sombrer dans le ridicule. Règle d’or: quand on ridiculise Johnny, il en sort toujours plus populaire (demandez aux créateurs des Guignols ce qu’ils en pensent)… De même, quand on chante à côté de Johnny, vous êtes réduits à néant par sa présence et sa voix de stentor dont l’aspérité et l’ampleur auraient mérité tous les tréteaux d’opéras… Rideau.
«Normal». Non, pas rideau! Avec ce vagabondeux de toujours, aux nuits plus longues que nos jours, le dernier mot ne peut pas être bref.
Si Jean-Philippe Smet n’a rien créé et tout imité, il a interprété et incarné l’une des bandes-son de la Ve République – ça pose un homme. Il gagna son premier cachet à 13 ans. Il n’en avait pas 18 quand il devint un phénomène du peuple. Puis il a tenu. Comment? Ainsi: «Je sais que le bonheur n’existe pas. Il n’y a que la douleur. Et la solitude. J’en parle souvent parce que je ne peux parler que de ce que je connais.» Ou encore: «Au début, tout le monde me disait que ça ne durerait qu’un été. J’ai toujours été ébahi par mes succès. (…) Pendant toute une partie de ma vie, j’ai pensé qu’il y avait une conjuration générale pour me faire croire que j’étais ce que je ne suis pas, c’est-à-dire Johnny Hallyday. Je pensais qu’on se foutait de ma gueule, qu’on voulait profiter de moi.» Les événements, les succès, les échecs, les passions ont glissé sur lui sans jamais lui arracher les lambeaux de cuir de sa renommée. Il confessa: «Il reste Mick Jagger et moi. Les autres? Certains sont devenus tôt des petits-bourgeois, ils se sont abonnés aux sucreries. Ceux qui ont mené notre vie, je les connais bien, ils sont devenus des légumes, ils sont finis ou ils ont disparu. (…) On ne peut pas faire ce métier si on est normal. Il y a longtemps que je ne me sens pas comme les autres. Il faut que j’aille mal pour savoir que je pourrais aller bien.» Lui-même devait le vivre: à chacun son Johnny…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 décembre 2017.]
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