PARCE QUE L’ECONOMIE C’EST CAPITAL !
« Le cerveau de Marx était comme un navire de guerre qui entre au
port, mais sous pression, toujours prêt à partir dans n’importe quelle
direction sur l’océan de la pensée. » PAUL LAFARGUE
Qui a dit: «Le travail est antérieur au capital
et indépendant de celui-ci. Le capital n’est que le fruit du travail et
n’aurait jamais pu exister si le travail n’avait pu exister avant lui. Le
travail est supérieur au capital et mérite de loin la plus grande considération»?
Détrompez-vous, il ne s’agit pas de Karl Marx, mais d’Abraham Lincoln, seizième
président des Etats-Unis, premier Républicain à s’installer dans le bureau
ovale, assassiné par un partisan sudiste esclavagiste, le 15 avril 1865 à
Washington.
Lorsqu’il débarque à Londres le
26 août 1849, Karl Marx, chassé du continent où il est devenu indésirable
dans la plupart des pays qu’il a visités, n’a pas encore lu cette phrase
prononcée par un président d’un pays qui, bientôt, fera du capitalisme son arme
secrète. Les problèmes matériels s’accumulent – sa petite famille survivra
grâce aux libéralités d’Engels – et sa femme et leurs enfants qu’il a réussis à
prévenir à Trèves le rejoindront bientôt. «Pour
nous tous, ici, c’est une question de pain quotidien», écrira-t-il
depuis Soho, sur Dean Street, un des quartiers les plus sordides à l’époque qu’un
biographe de sa femme Jenny surnommera la «rue
de la mort» en raison des nombreux décès que Marx aura à y subir (plusieurs
de ses enfants). Il se veut toutefois intransigeant: même s’il sait qu’il
fait endurer à toute sa famille les conditions d’existence de la classe
ouvrière, il refuse de renoncer à son travail si peu lucratif et, surtout, il
refuse de se plaindre. Paul Lafargue témoigne: «‘’Travailler pour l’humanité’’ était une de ses expressions
favorites. Il n’était pas venu au communisme pour des considérations
sentimentales, quoiqu’il fût profondément sensible aux souffrances de la classe
ouvrière, mais par l’étude de l’histoire et de l’économie politique. Il
affirmait que tout esprit impartial que n’influençaient pas des intérêts privés
ou que n’aveuglaient pas des préjugés de classe devait nécessairement arriver aux
mêmes conclusions que lui.» (1)
Mais il est en Grande Bretagne, pays sur lequel il fonde de nombreux espoirs. Malgré la crise qui sévit dans toute l’Europe, celui-ci reste en effet le plus riche, probablement le plus avancé sur le plan industriel et technique. Donc l’un des plus propices à «entendre» ce qu’il a à dire… Au cours de l’année 1850, Karl Marx rédige plusieurs articles très importants dans la Nouvelle Gazette rhénane, tous compilés après sa mort sous le titre Les Luttes de classes en France, 1845-1850. Pour la première fois, appliquée à des faits historiques, un penseur analyse une tentative de prise de pouvoir par une classe «inférieure», ce qui lui permet, au passage, de donner des explications économiques et sociales à la révolution de 1848 et à l’«élection» de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour la première fois également, Marx dit souhaiter une alliance entre la classe ouvrière, encore si réduite, et les paysans, si nombreux, une alliance qu’il nomme «dictature du prolétariat» - objet, comme chacun le sait, de multiples interprétations tout au long du XXe siècle. Cette «dictature», pourtant, n’est aux yeux de Marx qu’une «dictature provisoire» qui devra gouverner sans compromis certes, mais qui ressemble à une sorte de transition vers la démocratie pouvant s’accommoder du maintien des institutions – nullement en faveur de procédures «dictatoriales» au sens où le XXe siècle en a connues. Dans la foulée, il évoque l’idée d’une «évolution-révolution», «révolution permanente» mondiale, conduite par des «partis» représentants les ouvriers et distincts des partis bourgeois. Marx ne cessera plus de parler de ce « parti » comme d’une entité, même s’il n’existe pas et n’existera jamais… si l’on s’en tient à sa définition. Il déclare: «Je suis un citoyen du monde et je travaille là où je me trouve.» (2)
Reste à élaborer non seulement un corps de doctrine émancipateur permettant de convaincre les ouvriers en masse, mais également de jeter les bases de théories économiques qui ne soient pas que des mots. Ce sera la grande œuvre de son existence: Le Capital.
Mais il est en Grande Bretagne, pays sur lequel il fonde de nombreux espoirs. Malgré la crise qui sévit dans toute l’Europe, celui-ci reste en effet le plus riche, probablement le plus avancé sur le plan industriel et technique. Donc l’un des plus propices à «entendre» ce qu’il a à dire… Au cours de l’année 1850, Karl Marx rédige plusieurs articles très importants dans la Nouvelle Gazette rhénane, tous compilés après sa mort sous le titre Les Luttes de classes en France, 1845-1850. Pour la première fois, appliquée à des faits historiques, un penseur analyse une tentative de prise de pouvoir par une classe «inférieure», ce qui lui permet, au passage, de donner des explications économiques et sociales à la révolution de 1848 et à l’«élection» de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour la première fois également, Marx dit souhaiter une alliance entre la classe ouvrière, encore si réduite, et les paysans, si nombreux, une alliance qu’il nomme «dictature du prolétariat» - objet, comme chacun le sait, de multiples interprétations tout au long du XXe siècle. Cette «dictature», pourtant, n’est aux yeux de Marx qu’une «dictature provisoire» qui devra gouverner sans compromis certes, mais qui ressemble à une sorte de transition vers la démocratie pouvant s’accommoder du maintien des institutions – nullement en faveur de procédures «dictatoriales» au sens où le XXe siècle en a connues. Dans la foulée, il évoque l’idée d’une «évolution-révolution», «révolution permanente» mondiale, conduite par des «partis» représentants les ouvriers et distincts des partis bourgeois. Marx ne cessera plus de parler de ce « parti » comme d’une entité, même s’il n’existe pas et n’existera jamais… si l’on s’en tient à sa définition. Il déclare: «Je suis un citoyen du monde et je travaille là où je me trouve.» (2)
Reste à élaborer non seulement un corps de doctrine émancipateur permettant de convaincre les ouvriers en masse, mais également de jeter les bases de théories économiques qui ne soient pas que des mots. Ce sera la grande œuvre de son existence: Le Capital.
Malgré une santé précaire, des crises de furonculoses fréquentes et quelque autre tracasseries médicales, les rares témoins qui l’ont croisé durant cette période, comme Paul Lafargue, ont évoqué un Marx bourreau de travail, obnubilé par son œuvre, hanté par la perspective qu’il ne puisse l’achever: «Quoi qu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail, où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit. Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. C’est au cours de ces marches à travers les prairies qu’il fit mon éducation économique. Il développait devant moi, sans peut-être le remarquer, tout le contenu du premier volume du Capital au fur et à mesure qu’il l’écrivait. (…) Au début, je devais fournir un très gros effort pour suivre le raisonnement de Marx, si complexe et profond. (…) Son cerveau était comme un navire de guerre qui entre au port, mais sous pression, toujours prêt à partir dans n’importe quelle direction sur l’océan de la pensée. (…) Pour lui, le travail était devenu une passion qui l’absorbait au point de lui faire oublier l’heure des repas. Souvent, il fallait l’appeler à plusieurs reprises avant qu’il descendît dans la salle à manger, et il avait à peine avalé la dernière bouchée qu’il remontait dans son cabinet.»
Et Lafargue d’insister sur un point essentiel selon lui: «Jamais il ne se serait appuyé sur un fait dont il n’était pas tout à fait sûr. Jamais non plus il ne se serait permis de traiter un sujet sans l’avoir étudié à fond. Il ne publiait rien qu’il n’eût remanié à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il eût trouvé la forme qui lui convenait le mieux. L’idée de donner au public une étude insuffisamment travaillée lui était insupportable. Montrer ses manuscrits avant d’y avoir mis la toute dernière main eût été pour lui un martyre. Ce sentiment était si fort qu’il eût préféré – et il me le dit un jour – brûler ses manuscrits que de les laisser inachevés.» (3) Ce qui ne l’empêchait pas de dévorer les heures qui lui restaient dans la lecture. «Je suis une machine à dévorer des livres pour les vomir ensuite sous une autre forme sur le tas de fumier de l’Histoire», écrit-il un jour à sa fille Laura, comme pour s’excuser d’avoir encombré sa jeunesse…
Pour l’aider dans sa tâche et son labeur quotidien, Friedrich Engels renonce à la vie londonienne et file à Manchester pour prendre la direction de l’entreprise familiale, une perspective qui le répugne pourtant. Il ne deviendra pas un auteur à part entière. Mais avec ce surplus d’argent, en devenant «un cheval de Troie dans la citadelle capitaliste», selon ses propres mots, il aidera au financement de l’œuvre de son ami, qu’il sait unique en son genre, et lui fournira des informations primordiales sur le fonctionnement du capitalisme. Ils se verront souvent. Ils s’écriront presque chaque jour. Ce lien durera plus de vingt ans – fait rare dans l’histoire des idées.
***
Pour toute ma génération, Le Capital a toujours eu la réputation d’un livre «difficile» et «peu accessible» aux non-économistes de formation. Marx prétend l’avoir écrit «pour les ouvriers» et si l’œuvre n’est pas facile, elle s’avère lisible. D’autant qu’il s’agit d’une intrigue (quasi policière) pour laquelle Marx ne ménage ni sa peine ni le suspense auprès des lecteurs. Il lui faudra d’ailleurs plus de dix ans et quatorze plans différents, élaborés entre 1857 et 1868, pour parvenir au chapitrage final de son travail. Le plan initial était composé de six livres (le capital ; la propriété foncière ; le travail salarié ; l’Etat ; le commerce extérieur ; le marché mondial), il n’en fera que trois: le procès de production du capital ; le procès de circulation du capital ; le procès d’ensemble de la production capitaliste (ou la reproduction d’ensemble). Marx écrit donc une trilogie.
Et comment s’y prend Marx pour
débuter l’intrigue? Daniel Bensaïd expliquait admirablement le mécanisme
intellectuel de l’auteur, pour ne pas dire son coup de génie: «Au commencement était la marchandise.
Sous son apparente banalité, la moindre table, la moindre montre, la moindre
assiette, comme la noix de la célèbre chanson de Charles Trénet, contient, en
tant que marchandise, tout un monde. Il suffit de l’ouvrir pour qu’en sortent,
comme les foulards et les lapins d’un chapeau d’illusionniste, une série de
catégories qui vont par deux : la valeur d’usage et la valeur d’échange,
le travail concret et le travail abstrait, le capital constant et le capital
variable, le capital fixe et le capital fixe et le capital circulant. Tout un
monde schizophrène, perpétuellement dédoublé entre quantité et qualité, privé
été public, homme et citoyen.» (4) Et Bensaïd prévient: «Avec la
définition inaugurale de la richesse comme ‘’énorme entassement de
marchandises’’, Marx tient le bon bout pour percer le grand mystère moderne, le
grand prodige de l’argent qui est censé faire de l’argent : au
commencement de la richesse était le crime de l’extorsion de la plus-value,
c’est-à-dire du vol de temps de travail forcé non payé au travailleur!»
Le style volontairement
métaphorique, du moins dans toute sa première partie, a suscité bien des
sarcasmes. Combien de fois ai-je entendu des lecteurs renoncer en disant:
«Ce n’est pas un langage
scientifique, cela prouve son incapacité à se plier aux rigueurs de
l’exercice», en refusant d’inscrire Le Capital dans le champ des sciences sociales. Or Marx entend
comprendre le réel d’une manière qui correspond à ce que l’on attend d’une
science. Sa méthode consiste donc à explorer la réalité empiriquement, pour ne
la reproduire que dans un second temps dans la pensée. Voilà pourquoi,
contrairement aux idées reçues, les conclusions générales auxquelles il
parvient n’ont rien de dogmatiques, même si elles sont fermes et assurées. Dans
la première édition du Capital, Marx
revendique clairement l’ambition d’une «libre
et scientifique recherche» et déclare s’exposer, et le souhaiter, à
une critique elle-même «vraiment
scientifique».
Comment ne pas se souvenir encore
aujourd’hui de ce choc de lecture que fut Le Capital? Un choc digne d’une enquête policière qu’Engels
résumait à sa manière, évoquant ainsi le capitalisme-meurtrier: «Il s’agit d’un meurtre tout pareil à
celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus
perfide. C’est un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne
ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le
meurtrier, c’est tout le monde et personne, parce que la mort de la victime
semble naturelle.»
Dans le Livre I, Marx prévient, à la manière d’un détective, l’objectif de son ambitieux projet: «Nous allons donc, en même temps que le possesseur d’argent et le possesseur de force de travail, quitter cette place bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous pour les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production au seuil duquel est écrit : ‘’Entrée interdite, sauf pour affaires.’’ Là, la fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler. (…) Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple, qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir, et le critère de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons s’opérer une transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, dans son rôle de capitaliste, marche le premier. Le possesseur de force de travail le suit, dans celui du travailleur qui lui appartient. Le premier a le regard narquois et l’air important et affairé des gens importants, l’autre est craintif, timide, hésitant, comme quelqu’un qui a porté sa propre eau au marché et qui, maintenant, n’a plus rien à attendre, qu’à être tanné.»
De l’abstrait au concret:
extraordinaire Marx, qui renvoie au rencart ses prédécesseurs! Car Le Capital n’est pas un traité
d’économie politique, mais une critique de l’« économie politique » en
tant que discipline sacralisée – l’économie – presque totalement maintenue à
l’écart des rapports sociaux et des divisions de classes. Pour Marx, l’économie
ne s’explique pas par l’échange, mais par la production. Non par le visible,
mais par l’invisible. Pour qu’il y ait marchandise,
il faut qu’ait à la fois marché et division du travail. C’est la loi de la valeur, ou loi générale des équivalences. Toute
marchandise possède à la fois une valeur
d’usage, une valeur d’échange et
un prix. Marx emprunte alors – pour les
dépasser – à Adam Smith et à David Ricardo l’idée que la valeur d’échange d’une
marchandise se mesure par le temps de
travail nécessaire pour la produire : la valeur-travail. Il formalise ainsi, par le détail, sa découverte
majeure, déjà suggérée une décennie plus tôt : l’ouvrier ne vend pas le
produit de son travail (les objets qu’il fabrique par exemple), mais la faculté
pour un patron de disposer de sa force de travail pendant un certain temps (une
certaine durée de travail). Le temps est le véritable étalon de l’échange. Marx
révèle la pierre cachée du capitalisme qu’il a ausculté de fond en
comble: le travailleur est une marchandise comme une autre. La valeur d’usage du travailleur est égale
à ce qu’il est capable de produire par son travail ; sa valeur d’échange, elle, est égale à ce qu’il coûte à
reproduire, c’est-à-dire au nombre d’heures de travail nécessaires pour
fabriquer ce dont il a besoin pour vivre. Marx l’affirme à la face du
monde: la valeur d’usage du
salarié, c’est sa force de travail ; sa valeur d’échange, c’est ce qu’il
reçoit pour la reconstituer…
La révolution de la pensée est
là, sous nos yeux. Personne avant Marx n’avait jamais avancé cette théorie
copernicienne. Prenons conscience de cette découverte au milieu du XIXe
siècle: un travailleur peut produire plus que ce qu’il coûte à produire. Sa
valeur d’usage est alors supérieure à sa valeur d’échange. La différence?
La fameuse plus-value que s’approprie
le capitalisme. Que mesure-t-elle? L’ampleur de l’exploitation. Tout
simplement…
Dans la définition marxienne, le
travailleur, qui n’a plus le choix, n’ayant rien d’autre à vendre que sa force
de travail, ne s’appartient plus. «La
valeur d’usage de la force de travail (son utilité pour l’acheteur),
c’est-à-dire le travail, n’appartient plus au vendeur (le travailleur) qui
n’appartient à l’épicier la valeur d’usage de l’huile qu’il a vendue.» La
plus-value a donc été historiquement volée.
La victime est connue. Car dans l’industrialisation à marche forcée qu’il nomme
«pathologie industrielle»,
«ce n’est pas seulement le travail
qui est divisé, c’est l’individu lui-même qui est morcelé, et transformé en
ressort automatique d’une opération exclusive. Les puissances intellectuelles
de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent de
tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face
d’eux dans le capital.» Le capitalisme s’approprie cette
plus-value sous forme de profit(s), de marge(s), d’intérêt(s) ou de rente(s).
Ce «surtravail», cette «survaleur»,
bref ce «différentiel
d’accroissement du capital-argent» peut être résumé dans un énoncé
choc qui restera pertinent jusqu’à nos jours: le capitalisme «achète des marchandises à leur juste
valeur, puis les vend ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, il retire
plus de valeur qu’il en avait avancé». L’homme – l’ouvrier – ne
serait donc qu’une machine? Personne ne l’avait perçu comme tel avant
Marx. Et pour cause: «Toute
les parties du capital sans distinction apparaissent (à tort) comme la source
de l’excédent de valeur (profit).» L’auteur du Capital est formel. «S’il
y a des travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail, c’est parce
qu’ils ont été dépouillés de tous leurs moyens de production (…). L’histoire de
leur expropriation n’est pas matière à conjecture, elle est écrite dans les
annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.» Quant
à l’Etat monarchique (en général), il est complice de la naissance du
capitalisme sous toutes ses formes. «Pendant
la genèse historique de la production capitaliste, la bourgeoisie naissante ne
saurait se passer de l’intervention constante de l’Etat ; elle s’en sert
pour régler le salaire (…), pour prolonger la journée de travail.»
Le capitalisme est-il voué à
l’universalisation? Marx livre son intuition: «Corrélativement à cette centralisation par une poignée d’entre
eux, se développent la forme industrielle, sur une échelle toujours plus
grande, du processus de travail, l’application consciente de la science à la
technique, l’exploitation méthodique de la terre, la transformation des
instruments particuliers de travail en instruments de travail utilisables
seulement en commun, l’entrée de tous les peuples dans le réseau du marché
mondial.» Il va plus loin: «Par
rapport à la population, l’énorme force productive qui se développe dans le
cadre du mode de production capitaliste et l’accroissement des valeurs-capital
qui augmentent bien plus vite que la population entrent en contradiction avec
la base au profit de laquelle s’exerce cette énorme force productive et qui,
relativement à l’accroissement de richesse, s’amenuise de plus en plus, et avec
les conditions de mise en valeur de ce capital qui enfle sans cesse. D’où les
crises.»
Dans le Livre I, pour élaborer le
«procès de production»,
Marx reprend sa critique de la théorie de l’équilibre naturel:
«Rien de plus niais que le dogme d’après lequel la circulation implique
nécessairement l’équilibre des achats et des ventes, vu que toute vente est
achat et réciproquement.» Lumineux. La force de Marx, c’est qu’il pense
non seulement les conditions de possibilité des crises, mais il explique bien
avant les autres leur caractère prévisible et (fatalement) cyclique: «La conversion sans cesse renouvelée
d’une partie de la classe ouvrière en autant de bras semi-occupés, ou tout à
fait désoeuvrés, imprime donc au mouvement de l’industrie moderne sa forme
typique. De même que les corps célestes, une fois lancés dans leur orbe, les
décrivent pour un temps indéfini, la production sociale, une fois jetée dans le
mouvement alternatif d’expansion et de contraction, le répète par une nécessité
mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d’abord
irrégulières et en apparence accidentelles, prennent de plus en plus la forme
d’une périodicité normale.»
Dans le Livre II, pour aborder le
«procès en circulation», Marx
introduit de nouvelles données concrètes, celle notamment de «capital fixe» et de «capital circulant», de leur
rythme inégal de renouvellement. Ainsi, «le
procès de production tout entier se trouve dans l’état le plus florissant
pendant qu’une grande partie des marchandises ne sont entrées qu’en apparence
dans la consommation et restent sans trouver preneur dans les mains des
revendeurs, donc se trouvent en fait toujours sur le marché.»
Dans le Livre III, sur le «procès de reproduction
d’ensemble», texte éblouissant de mise en cohérence et en
perspectives, d’une pertinence toujours valable au XXIe siècle, Marx démontre par
A+B cette cristallisation du capital en capitaux – industriel, commercial,
bancaire. «Il s’ensuit,
écrit-il, que l’accumulation de ce
capital, différente de l’accumulation réelle, quoiqu’elle en soit le rejeton,
apparaît si nous ne considérons que les capitalistes financiers, banquiers,
etc., comme l’accumulation propre de ces capitalistes financiers
eux-mêmes.» Les mécanismes de crédits masquent les crises à venir.
Mais combien de temps? « Les capitaux-marchandises
se disputent la place sur le marché, ajoute-t-il. Pour vendre, les derniers arrivés vendent au-dessous du prix, tandis
que les premiers stocks ne sont pas liquidés à l’échéance de paiement. Leurs
détenteurs sont obligés de se déclarer insolvables ou de vendre à n’importe
quel prix pour pouvoir payer. Cette vente ne correspond nullement à l’état de
la demande, elle ne correspond qu’à la demande de paiement, à l’absolue
nécessité de convertir la marchandise en argent. La crise éclate.» Inutile
de préciser que toute comparaison avec des faits ayant existé récemment, lors
de la crise financière de 2008 par exemple, est évidemment la bienvenue…
Le 24 août 1867, depuis Londres,
Marx envoie à Engels un argumentaire concis de son Capital: «Ce
qu’il y a de mieux dans mon livre: 1° c’est d’avoir démontré dès le
premier chapitre le double caractère du travail selon qu’il s’exprime comme
valeur d’usage ou valeur d’échange (toute intelligence des faits repose sur
cette thèse) ; 2° d’avoir analysé la plus-value indépendamment de ses
formes particulières, le profit, l’intérêt, la rente foncière, etc.» Franchement,
quel meilleur exposé que celui-ci? Le 14 septembre 1867, le Livre I du Capital paraît à mille exemplaires à
Hambourg.
***
J’avais déjà parcouru le Capital en 1983 ou 1984. Mais je ne l’ai
vaincu – en termes de compréhension globale, de la première à la dernière ligne
– qu’en 1988, durant la campagne présidentielle. Le journal de Jaurès, l’Humanité, était depuis devenu mon
quotidien, mon pouls, ma raison d’être comme homme et citoyen, mon lieu de
travail et mon horizon. Et puisque «décrire
le monde, c’est déjà vouloir le changer», comme le disait Jean-Paul
Sartre, le journalisme se devait d’accaparer tout mon être. Et ce journalisme,
sans le savoir, vivait l’apogée de son histoire contemporaine et le début d’une
longue descente aux enfers, qui, jusqu’aux années 2000, n’a pas cessé de se
confirmer ni de s’accentuer.
Rarement dans toute leur histoire
les journalistes ne se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de
leur travail, sur leur fonction. Chacun l’a vu venir sans l’admettre tout à
fait: des gazetiers du grand siècle aux plus fameux reporters des
conflits contemporains, l’âge d’or du journalisme s’éloignait. Et avec lui, beaucoup
aurait souhaité assister passivement à la noyade d’une certaine idée, celle
d’exercer un métier. Métier passionnant donc dévorant. Reconnaissons-le:
jusqu’à peu les journalistes détenaient, avec quelques autres, le
«privilège» mais aussi la responsabilité d’être l’un des émetteurs
pouvant s’adresser directement aux citoyens. Pouvoir incroyable d’écrire, de
parler, de raconter, d’analyser. Et cette autorité «naturell» se
discutait d’autant moins que la crise de la représentativité n’avait pas encore
gangréné tous les corps républicains intermédiaires ni blessé durablement la
presse écrite comme ses représentants, qui, au pays de Voltaire, d’Hugo, de
Zola et de Jaurès, ont toujours joui d’un préjugé plutôt favorable.
Moi-même je m’interrogeais déjà
beaucoup. Si ce n’était son contenu finalement peu adapté à l’époque, qui
réclamait – c’est encore plus vrai vingt ans après – des révélations, des
reportages, des réflexions et des débats, en somme moins d’informations
prémâchées par tous, la presse écrite était-elle vraiment en accusation?
Ne vivions-nous pas le début d’un processus de confusion des genres? Les
journalistes ne devenaient-ils pas, massivement, les portes-plumes des
puissants? Sans parler de la place exorbitante prise par les médias
télévisuels qui, à force de domination, ont fini par gommer les différences et
les personnalités – sauf rares exceptions – ni du triomphe de la médiacratie,
de l’autoréférentialité médiatique, des éditocrates disposant désormais de la vie
ou de la mort des idées… C’était le commencement du triomphe grandissant des journalistes
grisés d’être regardés, d’être écoutés, n’aspirant pour la plupart qu’à compter
parmi les people qui fascinent – donc à devenir eux-mêmes des puissants parmi
les puissants.
L’autorité n’est pas la
puissance, elle ne doit pas sa domination à la force mais à son inscription dans
un ordre symbolique. Avec le développement d’internet et de la révolution
informationnelle, dont on a longtemps sous-estimé encore l’ampleur et les
conséquences, nous savons que la généralisation de l’équipement informatique,
la maîtrise grandissante de cette technique par le plus grand nombre permettrait
d’envisager, à tout niveau et en tous domaines, une consultation permanente des
citoyens, eux-mêmes engloutis sous l’avalanche de sites et d’offres où se
mêlent l’important et l’accessoire, le vrai et le faux. Ainsi, à l’extérieur du
monde de l’écrit – qui reste ma matrice – le rythme s’est accéléré et le
journalisme est depuis l’affaire de tous, amateurs comme professionnels. Dès
lors, où se ferait - et où se fera - la différence? Et quelle différence?
Comme pour Marx à son époque, l’actualité dicte toujours sa loi.
Mais face à elle, en conscience, le journaliste consent ou non à aller au-delà
des apparences, à ouvrir des brèches, à déranger, à surprendre, à penser
d’abord contre lui-même en transgressant ses habitudes et, s’il le faut, à se
transformer en combattant de l’impossible. Plus on devient soi-même, moins
l’uniformisation nous guette. Plus il y a en nous de l’engagement (presque au
sens «sacré» du terme), moins le goût de la propagande nous habite,
moins nous sombrons dans la religiosité émotionnelle «du
médiatique». Voilà ma haute idée du «métier». Seule la
résonance du futur dans le présent, ou du très loin dans l’ici nous offre –
dans de rares moments d’orgueil – la possibilité de nous incarner dans quelque-chose
de plus grand que nous. Pour moi ce quelque-chose porte un nom: c’est l’Humanité selon Jaurès, où le journalisme
n’est pas un testament mais un acte de vie chaque jour recommencé, un cri de
naissance perpétuel qui renvoie au cri de l’homme assassiné. Une chance
prodigieuse. Mise au service des idées…
***
Bien des choses ont changé depuis Karl Marx. Dans l’organisation du travail, dans les mécanismes de production, dans les formes de crédit, dans la mondialisation du capital et sa financiarisation à outrance – qui n’est pas une forme dévoyée du capitalisme mais son essence même. «Tous, ils veulent la concurrence sans les conséquences funestes de la concurrence. Tous, ils veulent l’impossible, c’est-à-dire les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences nécessaires de ces conditions», écrivait Marx à son correspondant Annenkov.
Dans les années 1970, le taux de
profit était érodé par les acquis sociaux de la période de croissance
d’après-guerre. Dans les années 1980, les forces du capital ont donc poussé,
avec l’aide de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande
Bretagne, à la démolition des mécanismes de redistribution et des droits
sociaux, pour inventer un capitalisme à basse pression salariale. Depuis, le
monde du travail dans les pays occidentaux ne cesse de s’affaisser, de
s’affaiblir, avec la flexibilisation des emplois, la paupérisation, la mise en
concurrence des salariés entre eux, l’affaiblissement voire l’effondrement des
résistances collectives, la pression,
la précarisation, la subordination, l’individualisation croissante des
responsabilités, la désaffiliation, l’humiliation par le management dur,
aveugle, souvent scandaleux, etc. Bref, une espèce de monde désaxé sur la
gestion et la rentabilité, où la sauvagerie du chacun-pour-soi tend à effacer
le métier bien fait et la qualité fondée sur les règles de l’art, le
vivre-ensemble et la coopération…
En exigeant des retours sur
investissement de 15% et plus, pour une croissance trois fois moindre en
moyenne, les actionnaires, aveugles et asservis par ce que Marx appelait le «fétiche capitaliste» de la «valeur créatrice de valeur»,
les capitalistes ont accentué l’inéluctable mouvement de financiarisation du
capital…
Au milieu des années 1990, face à
l’euphorie de la « nouvelle économie » et des
supers-patrons-tout-puissants vantant les mérites du «capital sans travail», nous étions nombreux à savoir que
le mythe libéral d’une pure régulation marchande et d’une expansion illimitée
de la sphère financière allait s’effondrer sur lui-même. Mais qui nous écoutait
vraiment ? Le capitalisme, qui n’a pas besoin de dictature militaire pour
prospérer, est un monde où les hommes sont sacrifiés à la survie des choses
(qu’ils produisent), à des idoles barbares qui n’hésitent pas à les vouer à la
misère – donc souvent à la mort – pour perpétuer leur propre règne. C’est un
monde à l’envers, où les hommes, triste ironie, sont gouvernés par les choses
qui résultent pourtant de leurs propres activités.
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