Ordre. Ne sommes-nous que l’addition de nos souvenirs, comme s’il convenait de traquer sans relâche des déstabilisateurs secrets à l’intérieur de nous-mêmes? Autant le dire, nous avons tous en mémoire, le bloc-noteur y compris, quelques épisodes peu glorieux ou humiliants avec la police. «Un flic reste un flic, nous sommes bien placés pour le savoir, nous», me murmurait récemment à l’oreille l’âme sœur. Ne lire là aucune vision étriquée, juste le retour d’un fond commun de valeurs qui, sans forcer le trait malgré les apparences, témoigne au moins d’une constance côté principes. Le mot «flic» exaspère toutefois le bloc-noteur, autant que la caricature qui s’y accole: toute généralisation nuit à la pertinence d’une analyse. Et pourtant… Après plus d’une décennie de dérives en tout genre, beaucoup d’observateurs spécialisés dans les domaines de la sécurité des États ne le cachent plus: la police française est devenue l’une des pires du continent, l’une des plus violentes, l’une des plus «idéologisées», ayant perdu ou presque tous les liens qui devraient la raccrocher à l’idéal républicain. Dialogue rompu avec les citoyens, politique du chiffre, brutalités, contrôles au faciès, missions réduites au seul champ du «maintien de l’ordre», etc. Qu’elles semblent loin, les images d’Épinal d’accolades entre policiers et citoyens après les attentats de janvier 2015! Les preuves de la frénésie sécuritaire ne manquent pas. Répression systématique envers les migrants et ceux qui leur portent secours et humanité; matraquage en règle des manifestants contre la loi travail; mort d’Amada Traoré durant son interpellation ou celle de Rémi Fraisse; relaxe des policiers mis en cause dans le décès de Zyed et Bouna; puis l’affaire Théo et toutes celles qui sont révélées depuis… sans oublier, parce qu’il ne faut pas l’oublier, le mal-être des fonctionnaires de police eux-mêmes, soumis aux règles internes absurdes, à une formation défaillante et dangereuse, à un recrutement qui laisse songeur et, bien sûr, au manque de moyens pour assurer leurs missions. Comment s’étonner que 35% de nos concitoyens considèrent que la police traite le public de façon irrespectueuse? Un taux très supérieur à nos voisins comme l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne et les pays scandinaves. Et pour cause. Les «gardiens de la paix» ont muté en «garants de l’ordre» et même en «forces de l’ordre». Oui, la force et l’ordre, acoquinés dans une formule insupportable. Mais quel ordre? Et au service de qui? Chacun ne voit-il pas désormais le ministre de l’Intérieur comme «le premier flic de France»? Qu’ajouter à cela?
Traces. Inverser le cours infâme d’une police brutale prendra du temps. Et ce défi urgent ne passera que par une refonte totale du système, de haut en bas, tant le passage de Nicoléon Place Beauvau puis au Palais a laissé des traces. La vision ultrasécuritaire – renforcée par les attentats – des différents ministres a consolidé l’idée d’un déni de réalité face aux violences, aux discriminations et même à la philosophie générale des pratiques policières, conditionnées par les dogmes et les techniques d’interpellation. Sachez-le, la police de proximité – qui fit ses preuves mais qui fut rayée de la carte – a néanmoins inspiré nombre de pays comme la Grande-Bretagne, le Danemark et bien d’autres où prévention, judiciaire et enquête offrent une connaissance parfaite du terrain. Revenons en France. Une étude de 2016 le montrait. Elle portait sur 89 cas de blessures graves survenues entre 2005 et 2015, dues aux policiers. Des blessures ayant entraîné la mort de 26 personnes. Réveillons-nous: ça se passe chez nous, en République.
[BLOC-NOTES publié par l'Humanité du 3 mars 2017.]
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