A peine débutée, cette guerre sent déjà le chaos et le fer. Elle ne ressemble décidément à aucune autre. Au siège de l’état-major, où Joseph Joffre ne quitte plus son bureau, les généraux épluchent les rapports heure par heure, les lisent à haute voix, en décryptent les moindres allusions périphériques. Ils y découvrent des histoires de wagons moroses, la nuit, pour transporter les troupes, des premiers récits de visages blafards sous les lumières des lampes à pétrole, de groupes d’hommes rassemblés là où c’est possible, devant les maisons paysannes, dans les champs, dans des campements improvisés, dans le cœur de certaines villes où les places d’armes ont été réquisitionnées. Partout, les lourds souliers à clous résonnent sur les routes ou les chemins caillouteux, tandis que les hommes, à la moindre halte, mâchonnent du singe filandreux et du pain élastique. Quels que soient les lieux, les conditions de guerre sont identiques. D’abord l’attente, les recensements, les regroupements. Puis les premières escarmouches, au son des canons ennemis. Plus rarement des faces-à-faces au fusil, à la baïonnette.
En cette fin de matinée du 7 août 1914, Joffre a de quoi
être réjoui. C’est officiel: la ville alsacienne de Thann, qui était
allemande depuis le traumatisme de 1870, vient d’être libérée par les troupes
françaises.
D’après les comptes-rendus les combats ont été brefs, l’ennemi ne disposant à cet endroit que d’une garnison modeste. Joffre exulte: «L’Alsace sera bientôt de nouveau française!» Pourtant l’accueil dans la ville, mitigé, rarement enthousiaste, ne laisse rien présager de bon. Les habitants se préparent à une longue guerre, à des bombardements incessants, à des souffrances. L’exode débute, des dizaines de milliers de personnes fuient vers l’ouest et le sud. Personne n’imagine que l’Alsace redeviendra tricolore du jour au lendemain. Pour l’instant, les soldats français ne sont pas en mesure de marcher au Hartmannswillerkopf, l’éperon rocheux qui surplombe la plaine d’Alsace du Haut-Rhin. Joffre annonce à ses collaborateurs qu’il veut se rendre à Thann « au plus vite ». Mais pas aujourd’hui. D’autres rapports s’avèrent moins enthousiastes, presque alarmants. L’offensive en Lorraine est bloquée, et la contre-offensive en Belgique risque d’être marquée par des revers inattendus. Certains généraux sont formels: l’aile droite allemande avance dans le vide et peut s’engouffrer sur le territoire français d’un jour à l’autre. Les plans initiaux menacent de s’effondrer. Joffre garde son sang-froid et préserve un calme imperturbable. Mais il a déjà compris qu’il va falloir renforcer les plaines allant de Verdun à Amiens, un vaste territoire qui, s’il venait à tomber, mettrait Paris à quelques journées de marche des Allemands. Comme en 1870. A Paris justement, Joseph Gallieni, malgré une santé précaire, se prépare à être nommé gouverneur, car il apparaît aux yeux de tous – militaires comme responsables politiques – comme l’homme qui peut remplacer le généralissime, au cas où. Le vainqueur des campagnes du Tonkin et de Madagascar, sur des théâtres coloniaux moins glorieux, a été le maître à penser de Joffre. Il déclare qu’il acceptera, le cas échéant, d’assurer la défense de la capitale. Son credo: la vérité, les faits et rien que les faits, au plus grand contentement des autorités politiques. D’ailleurs les parlementaires, par la force des choses, montrent l’exemple. Les députés les plus jeunes partent tous aux armées: Albert Lebrun, Abel Ferry, André Maginot. Ferri de Ludre est mobilisé dans le service des trains de ravitaillement. Driant, âgé de 55 ans, reprend même le service actif comme colonel d’un régiment de chasseur. La vie politique française est suspendue. Quatre jours plus tôt, un premier remaniement du gouvernement est intervenu. René Viviani, que l’on dit épuisé, a abandonné les Affaires étrangères pour se limiter à la seule présidence du Conseil. Au Quai d’Orsay, Gaston Doumergue reprend le portefeuille, à la surprise générale, à un poste qu’il avait quitté quelques semaines plus tôt. Quant au président de la République Raymond Poincaré, terré à l’Elysée, il se résout à renforcer son cabinet «militaire»: il se plaint en secret de manquer d’informations du front et souhaite tout mettre en œuvre pour établir des contacts permanents avec l’état-major de Joffre, installé à Vitry-le-François. Dans les rues de Paris, où l’on craint les premiers bombardements, une affiche jaune manuscrite se trouve encore à tous les coins de rues, placardée à la préfecture de police, sur les bureaux de poste et les monuments publics, parfois recouverte des affiches blanches d’appel à la mobilisation, décorées du drapeau tricolore. Pour le pouvoir, ces affiches jaunes, apposées dès le premier jours d'août, ont eu leur utilité. Afin de ne pas empêcher le ralliement des ouvriers à la guerre par la décapitation des syndicats, rassuré par la réaction des instances nationales de la CGT, le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, avait décidé, dans un télégramme adressé à tous les préfets, de ne pas utiliser le Carnet B. Ce fameux carnet, véritable liste noire, avait été créé par le général Boulanger en 1886 pour faciliter les mesures de mobilisation. Il contenait les noms des personnes susceptibles de s'opposer aux ordres de mobilisation ou de troubler l'ordre public en cas de conflit. Sur tout le territoire national, ces fichiers étaient érigés et détenus par la gendarmerie. La non-utilisation du Carnet B avait pour but de calmer toute fronde des couches du peuple les plus éclairés, qui, pour l’heure, se tient à peu près à égale distance de la consternation et du sens du devoir à accomplir. Cette stratégie de non-agression envers les syndicalistes, les socialistes et les anarchistes est donc payante: depuis la déclaration de guerre, Joffre n’a constaté qu’à peine 1,5% de défections. Selon lui, pas de doute: il s’agit d’une prouesse autant politique que militaire.
D’après les comptes-rendus les combats ont été brefs, l’ennemi ne disposant à cet endroit que d’une garnison modeste. Joffre exulte: «L’Alsace sera bientôt de nouveau française!» Pourtant l’accueil dans la ville, mitigé, rarement enthousiaste, ne laisse rien présager de bon. Les habitants se préparent à une longue guerre, à des bombardements incessants, à des souffrances. L’exode débute, des dizaines de milliers de personnes fuient vers l’ouest et le sud. Personne n’imagine que l’Alsace redeviendra tricolore du jour au lendemain. Pour l’instant, les soldats français ne sont pas en mesure de marcher au Hartmannswillerkopf, l’éperon rocheux qui surplombe la plaine d’Alsace du Haut-Rhin. Joffre annonce à ses collaborateurs qu’il veut se rendre à Thann « au plus vite ». Mais pas aujourd’hui. D’autres rapports s’avèrent moins enthousiastes, presque alarmants. L’offensive en Lorraine est bloquée, et la contre-offensive en Belgique risque d’être marquée par des revers inattendus. Certains généraux sont formels: l’aile droite allemande avance dans le vide et peut s’engouffrer sur le territoire français d’un jour à l’autre. Les plans initiaux menacent de s’effondrer. Joffre garde son sang-froid et préserve un calme imperturbable. Mais il a déjà compris qu’il va falloir renforcer les plaines allant de Verdun à Amiens, un vaste territoire qui, s’il venait à tomber, mettrait Paris à quelques journées de marche des Allemands. Comme en 1870. A Paris justement, Joseph Gallieni, malgré une santé précaire, se prépare à être nommé gouverneur, car il apparaît aux yeux de tous – militaires comme responsables politiques – comme l’homme qui peut remplacer le généralissime, au cas où. Le vainqueur des campagnes du Tonkin et de Madagascar, sur des théâtres coloniaux moins glorieux, a été le maître à penser de Joffre. Il déclare qu’il acceptera, le cas échéant, d’assurer la défense de la capitale. Son credo: la vérité, les faits et rien que les faits, au plus grand contentement des autorités politiques. D’ailleurs les parlementaires, par la force des choses, montrent l’exemple. Les députés les plus jeunes partent tous aux armées: Albert Lebrun, Abel Ferry, André Maginot. Ferri de Ludre est mobilisé dans le service des trains de ravitaillement. Driant, âgé de 55 ans, reprend même le service actif comme colonel d’un régiment de chasseur. La vie politique française est suspendue. Quatre jours plus tôt, un premier remaniement du gouvernement est intervenu. René Viviani, que l’on dit épuisé, a abandonné les Affaires étrangères pour se limiter à la seule présidence du Conseil. Au Quai d’Orsay, Gaston Doumergue reprend le portefeuille, à la surprise générale, à un poste qu’il avait quitté quelques semaines plus tôt. Quant au président de la République Raymond Poincaré, terré à l’Elysée, il se résout à renforcer son cabinet «militaire»: il se plaint en secret de manquer d’informations du front et souhaite tout mettre en œuvre pour établir des contacts permanents avec l’état-major de Joffre, installé à Vitry-le-François. Dans les rues de Paris, où l’on craint les premiers bombardements, une affiche jaune manuscrite se trouve encore à tous les coins de rues, placardée à la préfecture de police, sur les bureaux de poste et les monuments publics, parfois recouverte des affiches blanches d’appel à la mobilisation, décorées du drapeau tricolore. Pour le pouvoir, ces affiches jaunes, apposées dès le premier jours d'août, ont eu leur utilité. Afin de ne pas empêcher le ralliement des ouvriers à la guerre par la décapitation des syndicats, rassuré par la réaction des instances nationales de la CGT, le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, avait décidé, dans un télégramme adressé à tous les préfets, de ne pas utiliser le Carnet B. Ce fameux carnet, véritable liste noire, avait été créé par le général Boulanger en 1886 pour faciliter les mesures de mobilisation. Il contenait les noms des personnes susceptibles de s'opposer aux ordres de mobilisation ou de troubler l'ordre public en cas de conflit. Sur tout le territoire national, ces fichiers étaient érigés et détenus par la gendarmerie. La non-utilisation du Carnet B avait pour but de calmer toute fronde des couches du peuple les plus éclairés, qui, pour l’heure, se tient à peu près à égale distance de la consternation et du sens du devoir à accomplir. Cette stratégie de non-agression envers les syndicalistes, les socialistes et les anarchistes est donc payante: depuis la déclaration de guerre, Joffre n’a constaté qu’à peine 1,5% de défections. Selon lui, pas de doute: il s’agit d’une prouesse autant politique que militaire.
L’économie, on verra plus tard. Enfin pas tout à fait. Le
contexte européen a beaucoup changé en quelques décennies. Le chômage se
résorbe, les droits des travailleurs progressent, doucement mais sûrement. C’est
le cas de la France, qui n’a pas connu de grands courants d’émigration malgré
les crises. Les envies de République, toujours mâtinées d’esprit
révolutionnaire et de conquêtes sociales, laissent espérer un bouleversement
politique et social majeur, appelé de ses vœux par Jean Jaurès. La comparaison
avec l’Angleterre est pertinente. Depuis l’échec du Charisme – un concept
religieux emprunté au savant et juriste protestant Rudolf Sohm –, les grèves
sont toujours puissantes mais moins violentes, et plus rares depuis le début du
siècle. Les Suffragettes ont pris le relais et ce sont surtout les Ecossais et
les Irlandais qui franchissent encore les mers. Seulement voilà, avec les
déclarations de guerre, la City menace de s’effondrer à Londres. Les
industriels européens et les financiers, selon les pays, vivent ainsi des
fortunes diverses. Dans un contexte de baisse tendancielle du taux de profit, cette
guerre est-elle souhaitée et préparée par les forces
économiques, comme une nécessité du capitalisme grandissant? Comme
Jaurès lui-même le pensait, le caractère prédateur des milieux industriels de
l’époque n’est alors plus à démontrer, à l’image des rapports de force
commerciaux entre les blocs, entre Britanniques et Allemands, en Russie, dans
le Balkans, en Chine ou dans l’empire Ottoman, etc. D’ailleurs, la course aux
armements des complexes militaro-industriels n’a pas cessé. Pour eux, la paix
était préférable à la guerre?
Si les «vraies» raisons du
déclenchement des hostilités restent obscures pour certains observateurs en ce
début août 1914, Jaurès n’avait pas attendu l’année fatale pour dénoncer la conduite
inconsciente des belligérants et repérer le jeu dangereux des alliances et les
intérêts des puissances militaires, diplomatiques et économiques concernées,
Russie, Autriche-Hongrie, Allemagne, France. Il avait même dénoncé bien avant l’heure
la logique mortifère de la Triple-Entente France-Russie-Angleterre, que Paris
avait lancé dès 1891, contre la Triple-Alliance
Autriche/Hongrie-Allemagne-Italie. Dans ce contexte, seule l’Allemagne
wilhelmienne (l’Empire) affiche une santé étonnante dès les premiers coups de
feu. Les départs vers l’Amérique se sont taris depuis que le pays a pris un
nouvel essor économique, l’un des plus prodigieux que l’histoire ait jamais
connu. Dans certains domaines, elle concurrence désormais l’Angleterre, mère des
nations industrielles. Plus inquiétant, sur le mode franco-anglais, les
Allemands se convertissent à leur tour à l’idée d’une expansion outre-mer, à la
recherche de matières premières. Or la planète est déjà presque entièrement
conquise et partagée par les forces coloniales. Outre-Rhin, les industriels ne
cessent de le répéter: l’énorme – et nouvelle – puissance économique de
l’Allemagne ne peut plus se contenter d’un territoire relativement petit, elle
doit s’étendre coûte que coûte à des zones d’influences à conquérir.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 août 2014.]
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