Troupes canadiennes à Mons, en Belgique. |
Le matin même, alors que l’Autriche-Hongrie venait de
déclarer la guerre à la Russie, il a tenu un conseil des ministres restreint
pour apprécier la situation. La mobilisation des hommes dans la force de l’âge,
alors que les récoltes ne sont pas encore totalement rentrées et que les villages
se vident progressivement mais massivement des forces vives, risque de
provoquer de graves troubles.
C’est une évidence désormais: pour assurer
la continuité, les femmes, les vieillards et même les enfants doivent dès
maintenant suppléer les hommes partis au combat. D’autant que la plupart des
chevaux ont été réquisitionnés par l’armée et qu’il convient de prendre des
mesures urgentes pour envisager les labours d’automne avec les moyens les plus
élémentaires. Tour à tour, les ministres expriment leurs inquiétudes. Certains comprennent
que la guerre va durer de nombreux mois ; quelques-uns s’inquiètent de ne
disposer que d’informations filtrées par le ministère de la Guerre. La
réactivation de la loi sur l’état de siège (loi de 1849), définit jusque début septembre 1915 la zone des armées, laquelle, en fait, comprend tout le
territoire national. C’est, par temps de guerre, une loi d’exception
absolue : tout le pouvoir vient de passer entre les mains des chefs
militaires. La France assume la suspension de l’Etat de droit. Au Parlement, où les travaux ont été ajournés au moins
jusqu’en décembre prochain, aucun socialiste n’ose vraiment s’ériger contre cette
situation. Sous l’ombre tutélaire de Jaurès, quelques débats vifs se mènent
encore. Faut-il oui ou non rallier l’Union sacrée, sans condition? Il
faudra vite affirmer une position.
Ces dernières années, la guerre avait toujours régné sur les esprits et elle avait grandement conditionné le rapprochement entre les travailleurs de pays différents. Une fois, deux fois, elle avait avorté de justesse: des conflits naissaient dans les Balkans, puis se déroulaient selon des scénarios connus. Les grandes nations n’intervenaient que par Etat interposé, sans risque de déflagration plus importante. Cette fois, tout avait changé et les menaces de l’Internationale étaient restées inopérantes. Pourtant les gouvernements savaient qu’en cas de guerre, une révolution éclaterait peut-être, en Allemagne, en Italie, pourquoi pas en Russie. Les Internationalistes l’avaient prédit. Au congrès de Stuttgart, en 1907, ils avaient juré «la guerre à la guerre», et lors du conflit italo-turc de 1911, ses leaders avaient organisé des manifestations monstres. Où était le pacifisme, qui avait tant cheminé ces dernières années? Dans tous les pays, les leaders socialistes ont stigmatisé la responsabilité de leur propre classe dirigeante. Nul autre que Jean Jaurès n’a pris position plus claire et plus affirmée. Mais l’Autrichien Victor Adler, l’Allemand Karl Kautsky ou le Russe Lénine en personne ne cachaient pas non plus leur aversion contre les forces dominantes. Le Français Edouard Vaillant et l’Anglais Keir Hardie avaient même proposé qu’en cas de mobilisation les travailleurs aient recours à la grève générale. Cette position était minoritaire. Rien n’avait été tranché avant l’assassinat de Jaurès, qui avait employé toute son énergie pour abolir les antagonismes, échouant néanmoins à convaincre ses camarades du Parti social-démocrate (SPD), premier parti socialiste d’Europe, à s’affranchir du Reich. Après sa disparition, et au premier coup de clairon, tous les socialistes à quelques rares exceptions, quels que soient leurs pays, semblaient s’engager dans la guerre sans trop d’état d’âme. Une attitude inconséquente? En quelques heures à peine, l’Internationale avait sombré dans une forme de néant.
Ces dernières années, la guerre avait toujours régné sur les esprits et elle avait grandement conditionné le rapprochement entre les travailleurs de pays différents. Une fois, deux fois, elle avait avorté de justesse: des conflits naissaient dans les Balkans, puis se déroulaient selon des scénarios connus. Les grandes nations n’intervenaient que par Etat interposé, sans risque de déflagration plus importante. Cette fois, tout avait changé et les menaces de l’Internationale étaient restées inopérantes. Pourtant les gouvernements savaient qu’en cas de guerre, une révolution éclaterait peut-être, en Allemagne, en Italie, pourquoi pas en Russie. Les Internationalistes l’avaient prédit. Au congrès de Stuttgart, en 1907, ils avaient juré «la guerre à la guerre», et lors du conflit italo-turc de 1911, ses leaders avaient organisé des manifestations monstres. Où était le pacifisme, qui avait tant cheminé ces dernières années? Dans tous les pays, les leaders socialistes ont stigmatisé la responsabilité de leur propre classe dirigeante. Nul autre que Jean Jaurès n’a pris position plus claire et plus affirmée. Mais l’Autrichien Victor Adler, l’Allemand Karl Kautsky ou le Russe Lénine en personne ne cachaient pas non plus leur aversion contre les forces dominantes. Le Français Edouard Vaillant et l’Anglais Keir Hardie avaient même proposé qu’en cas de mobilisation les travailleurs aient recours à la grève générale. Cette position était minoritaire. Rien n’avait été tranché avant l’assassinat de Jaurès, qui avait employé toute son énergie pour abolir les antagonismes, échouant néanmoins à convaincre ses camarades du Parti social-démocrate (SPD), premier parti socialiste d’Europe, à s’affranchir du Reich. Après sa disparition, et au premier coup de clairon, tous les socialistes à quelques rares exceptions, quels que soient leurs pays, semblaient s’engager dans la guerre sans trop d’état d’âme. Une attitude inconséquente? En quelques heures à peine, l’Internationale avait sombré dans une forme de néant.
Certes, les peuples en question tenaient leur passion de
«l’unanimité patriotique» d’une lointaine histoire, mais elle
trouvait aussi son origine dans des explications plus récentes. Depuis un
demi-siècle, les progrès de la concentration géographique des activités
industrielles et le développement du capitalisme avaient déterminé des
phénomènes économiques généraux que n’avait pas connu l’âge préindustriel. En
Europe, chaque nation avait ainsi le sentiment d’être victime de catastrophes
et entourée d’ennemis qui en voulaient à sa prospérité, à son développement. Le
sentiment patriotique devient donc l’une des formes de la réaction collective
de la société face aux phénomènes nés de l’unification économique du monde.
Jaurès avait prévenu: «Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la
paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre
peut naître toujours d’un hasard toujours possible… Toujours votre société
violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état
d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte
l’orage.» D’où l’apocryphe célèbre: «Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.»
Ce 6 août 1914, dans son quartier général de
Vitry-le-François, en Champagne-Ardenne, le chef d’état-major Joseph Joffre,
après quelques hésitations, décide d’appliquer le plan XVII et d’attaquer en
Alsace et en Lorraine. C’est le jour J du début de l’offensive. L’aile droite
allemande continue à se déployer en Belgique, débordant largement le dispositif
que les Français avaient prévu pour leur faire face. L’armée de von Kluck, à
l’extrême droite, avance inexorablement sur Bruxelles ; celle de Bülow, au
centre-droit, sur Namur. Joffre compte sur la résistance de l’armée belge. Mais
les premiers comptes-rendus sont formels: celle-ci est sur le point
d’être submergée par le nombre. Joffre n’est pas optimiste. Enverra-t-il des
renforts sur la Meuse? Cela sera-t-il suffisant pour empêcher les
Allemands de pénétrer tôt ou tard sur le territoire français? Toutefois,
contrairement à ce qui s’était passé en 1870, les unités qui se forment dans
les casernes sont complètent. 24 classes, de 1886 à 1910, sont appelées sous
les drapeaux, soit les hommes de 24 à 44 ans. Du jamais vu. Plus de 5.800.000
hommes sont mobilisés du côté de l’Entente, soit 2.250.000 Français, 130.000
Britanniques, plus de 100.000 Belges, auxquels s’ajoutent plus de 3.000.000 de
Russes et 285.000 Serbes. Du côté des Empires centraux, 3.500.000 hommes sont
au combat, soit 2.150.000 Allemands, 1.400.000 Austro-Hongrois.
En route vers les frontières, l’armée française – qui est
une armée citoyenne et une armée de masse, comme édictée par la République – comptabilise
84 divisions d’infanterie (47 d’active, 25 de réserve et 18 de territoriale) et
10 divisions de cavalerie. La plupart de ces militaires sont affectés dans les
armes où ils ont déjà servi – à Arras, par exemple, le lieutenant Charles de
Gaulle vient de rejoindre son unité, un régiment d’infanterie. Le
point faible, Joffre le connaît sans en comprendre encore les conséquences, est
l’artillerie lourde: 4 divisions seulement sont sur le terrain, équipées
de matériel ancien, de Bange, qui ne tire qu’un coup par minute avec une portée
maximale de 12.000 mètres. L’artillerie de campagne dispose, elle, du canon de
75, mais moins de 4000 en tout, avec une portée de 10.500 mètres. Les troupes
allemandes, elles, sont réparties à l’ouest en 7 armées. En Lorraine, arrivent
les Bavarois du prince Rupprecht, qui prennent position de la place de Metz aux
basses Vosges, tandis que l’armée de von Heeringen, en Alsace, a pour mission
de contenir l’offensive française. Du côté des Autrichiens, trois groupes
d’armées sont organisés: le plus important, à l’est, se prépare en
Pologne à lutter contre les Russes, un deuxième groupe, au sud-est, est dirigé
contre les Serbes.
D’après les plans de Joffre, la concentration des troupes
sera achevée entre le 11 et le 13 août, avec la formation de 5 armées qui
prennent position de Belfort à la Sambre, vers Maubeuge. Mais il attend avec
impatience les renforts britanniques, des dizaines de milliers de soldats, qui
doivent débarquer à Boulogne.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 6 août 2014.]
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