Joffre, chef d'état-major. |
Comme convenu avec les autorités légales, Joffre décide d’appliquer le plan XVII élaboré sous sa direction. Deux attaques sont d’ores et déjà prévues, la première en Lorraine et en Alsace pour fixer le maximum de troupes ennemies, la seconde, en fonction des circonstances, dans les Ardennes afin de prendre le flanc droit de l’armée allemande dont on peut prévoir désormais qu’elle traversera la Belgique pour se diriger vers Paris par la trouée de l’Oise. Un parfum de déjà-vu? Au sommet de la hiérarchie militaire se trouvent, en effet, en France comme en Allemagne, des anciens de 1870-1871. Tous ces hommes, qui avaient vingt ans lors du premier conflit, sont proches de la retraite mais rappelés en activité. Côté français : Maunoury, Gallieni, Castelnau, Dubail, Brugère, Durand, etc. Côté allemand : Hindenburg, Moltke, Kluck, Bülow, Hausen, Mackensen, Bissing, etc. Leurs traditions militaires intègrent toutes les données de la guerre franco-allemande antérieure. Pour les Français, une seule obsession prédomine : ne pas réitérer les erreurs de 1870.
Depuis des années déjà, les Européens imaginent que le temps des guerres longues est révolu. C’est d’ailleurs l’avis des experts militaires des grands pays, convaincus des vertus de l’offensive et de la capacité des armes modernes à obtenir une décision rapide. Tous les belligérants sont pour l’heure persuadés que les soldats seront rentrés dans leur foyer pour Noël. Tous les états-majors donnent la priorité à une guerre de mouvement. En Allemagne, on espère l’emporter massivement sur le front de l’ouest grâce à une percée éclair qui deviendra une marche irrésistible écrasant l’armée française avant que les troupes britanniques n’aient le temps de débarquer pour soutenir leur allié. Quant aux Russes, ils promettent à Joffre de prendre dans les quinze jours l’offensive en Prusse-Orientale et en Galice autrichienne et annoncent qu’ils balaieront les faibles troupes allemandes en couverture, pour menacer Berlin rapidement. Mais dès l’installation des forces en présence, les prévisions s’avèrent improbables. Car la guerre est géographiquement plus étendue que les précédentes, mettant aux prises six grandes puissances. D’un côté, l’Entente: la France, la Russie et la Grande Bretagne. De l’autre côté: l’Alliance, soit l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, appelés les Empires centraux en référence à leur situation géopolitique. Bientôt l’Empire Ottoman les rejoindra. Auxquels il faut ajouter, aux côtés de l’Entente, la Belgique et la Serbie. La guerre s’étend donc déjà sur deux fronts principaux, dans l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais le reste du monde, en subit les conséquences. La Grande Bretagne et la France entraînent en effet leurs empires coloniaux, qu’ils vont faire entrer progressivement dans le conflit avec leurs ressources économiques et «humaines», future chair à canon. Terres, mers, océans: Joffre en a dès lors l’intuition, la guerre va prendre toutes les formes et s’étendre bien au-delà des frontières continentales. Il a raison. L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne se traduit par la mise en place, dès le 5 août, d’un blocus maritime, un coup très dur pour l’Allemagne, risquant d’asphyxier son industrie.
Dans l’histoire militaire du monde, cette guerre qui débute comporte une nouveauté, que seul Jean Jaurès avait anticipée dans l’Armée Nouvelle. Il s’agit de la première mobilisation de masse. L’ensemble des pays, à l’exception notoire de la Grande-Bretagne, a instauré un service militaire obligatoire. Tous les hommes en âge de porter les armes – des millions – sont mobilisés et prêts à être envoyés aux frontières en quelques jours. En France, trois classes sont déjà sous les drapeaux: 1911, 1912 et 1913. Depuis à peine trois jours, cette mobilisation s’opère dans l’ordre le plus strict, avec une efficacité et une rapidité que personne n’imaginait possible en vérité. La plupart des généraux ont encore en tête des schémas préétablis des combats à venir, calqués mécaniquement dans la reproduction des manœuvres de l’époque napoléonienne: les fantassins chargent en rangs serrés, la cavalerie emporte la décision, la bataille est gagnée en une journée. L’armée française ne dispose-t-elle pas, encore et toujours, des uniformes du XIXe siècle? Si en ce début de conflit les Allemands arborent fièrement leurs casques à pointe et leurs uniformes «feldgrau», les Poilus, sur ce point, disposent d’une intendance de retard. Dans la chaleur torride de ce mois d’août, les fantassins français marchent couverts de l’univers le plus irrationnel de tous les temps, uniforme-cible, uniforme fardeau, pantalon rouge garance, longue capote de drap, chemise en flanelle de coton et caleçons longs, sans parler des képis qui ne protège en rien la tête des soldats. Trop chaud pour l’été (il sera trop froid pour l’hiver) et surtout trop voyants, l’uniforme est un handicap et une menace. Les Français qui cheminent vers le front sont trop voyants et deviennent des cibles trop faciles pour l’ennemi…
La guerre sera courte: tous les esprits sont préparés à cette idée. Les principaux pays sont déjà perturbés par le début de conflit, cela ne peut donc pas durer longtemps. Toutes les raisons se valent, pour y croire. Ainsi, loin d’être réellement «subie», la guerre est accueillie plutôt favorablement et libère même les énergies. Il suffit de voir le comportement des mobilisés qui partent: tous alertes, Français, Allemands, Anglais. Plus âgés, les Russes sont moins allègres, et les Italiens plus lents à s’enthousiasmer, eux vivent un autre rêve, pour les uns le mirage de l’immigration massive en Amérique, pour les autres l’attente de la révolution. L’esprit internationaliste a-t-il fait faillite? Oui, par son incapacité à empêcher le déclenchement du conflit mondial. Non, car en répondant à l’appel de leurs pays, ses partisans accomplissent leur devoir patriotique et révolutionnaire, certains qu’ils sont les victimes d’une agression, là où ils se trouvent, en qu’en faisant la guerre ils préparent la paix éternelle. Pacifisme et internationalisme se confondent avec patriotisme et nationalisme. C’est une guerre «juste» et de toute façon «inéluctable».
A Paris, Raymond Poincaré se montre très fier de sa formule utilisée la veille, «l’Union sacrée», qu’il a inventée dans un sens et un but purement politique. A Berlin, où la population est convaincue de mener une guerre défensive contre l’agression de la Russie, l’expression employée est celle de «Burgfrieden», que l’on peut traduire par «paix des citoyens» ou encore «paix civile» – elle n’a pourtant pas la même symbolique que l’Union sacrée. Des manifestations d’approbation joyeuse et bruyante en faveur de la guerre se déroulent dans les grandes villes des deux pays. Dans les gares, les journalistes dépêchés sur place lisent sur les trains de soldats en partance des inscriptions telles que «Nach Paris» ou «A Berlin». Mais cette exaltation, que s’empressent de récupérer les gouvernements, demeurent le fait de minorités agissantes. En France, dans les villes, les villages, les départs la «fleur au fusil» sont marginaux. Dans de longues scènes déchirantes d’effusions, les femmes pleurent leurs maris qui les quittent. Tandis que l’immense majorité des ouvriers et des paysans affichent, derrière les bannières tricolores et le sentiment patriotique, leur gravité et leur peur. Des deux côtés, chacun pressent qu’il est menacé dans son existence même par l’ennemi héréditaire: aucun raisonnement rationnel ne peut canaliser cet instinct collectif. Les Français? Dominés par l’envie de revanche contre l’Allemagne, accouché, entre autre, dans le traumatisme de la défaite humiliante de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Les Allemands? Obnubilés par le rite fatal de l’impérialisme, qui a, hélas, fait exploser, là aussi, les clivages politiques.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 5 août 2014.]
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