dimanche 5 septembre 2021

Mécanique(s)

L’«intérêt de classe», question subalterne?

Charnière. Des rembrunissements ont submergé les massifs, à deux vallées du bloc-noteur, trois peut-être, tandis que les déluges de la «rentrée» se profilaient déjà à l’horizon avec son lot de tempêtes et de clartés qui rejoueraient ­immanquablement les scénarios de l’observateur attentif qui n’esquive jamais les périls sans chercher à succomber à ses pièges. Après les lectures enflammées des dernières livraisons de Philippe Bordas (Cavalier noir, Gallimard) et de Joseph Andras (Ainsi nous leur faisons la guerre et Au loin le ciel du Sud, Actes Sud), qui rompirent les proses d’outre-tombe et d’anémie de tant et tant d’auteurs rognant à loisir les extrêmes du parler français, il était enfin temps, en vue d’une année électorale charnière, de consacrer son ultime tâche de découvreur au livre de Pierre Rosanvallon, professeur au ­Collège de France, intitulé les Épreuves de la vie (Seuil). Le parti pris de l’opus annonçait une vérité – que nous partageons – qui traverse la vie de notre société: l’«intérêt de classe» devenant une question subalterne, ce serait désormais le «vécu» et le «ressenti» qui détermineraient l’ensemble des rapports à autrui et aux institutions, théorise en effet le sociologue et historien. Du grain à moudre pour comprendre, et surtout analyser, ce que d’aucuns nomment «la mécanique intime des choix politiques contemporains».

Mutation. Soit, ces toutes dernières années, un nombre incalculable d’«experts» se sont penchés au chevet de cette France en pleine mutation, cherchant là des explications sociologiques, ici des clefs de frustrations collectives, déployant parfois des outils très savants pour décrypter les «humeurs» citoyennes, mais délaissant la plupart du temps le champ de la critique sociale au profit d’une grille de lecture ethnique ou territoriale. Nous avons même lu, sous la plume d’un journaliste anglais, David Goodhart, le «découpage» né de la mondialisation entre les «Anywhere» et les «Somewhere»: ceux qui se vivent comme étant «de partout» et ceux qui se sentent «de quelque part». Sans parler des «théoriciens» d’une nation multiple et divisée, fragmentée, prête à toutes les sécessions puisque la République ne serait plus le ferment universel d’un projet commun et partagé. Pour étayer ces thèses, qui ne sont pas que fictions, les mouvements sociaux des dernières périodes, par leur caractère assez inédit et multi­forme, en témoigneraient: gilets jaunes, manifestations contre le passe sanitaire en plein été, etc. En somme, le côté «gazeux» du contexte politique et social favoriserait l’imprévisible et l’absence de cohérence de tous ces excès de colère qui ne produiraient, en définitive, qu’un agrégat de contestations individuelles résumable en une formule : on veut changer notre vie, pas la société…

Centralité. Pierre Rosanvallon se veut plus mesuré. Ce qu’il appelle les «épreuves» vécues par les Français seraient, au contraire, les «nouveaux fondements» d’une potentielle «action collective». Pour lui, les «structures globales de la société» ne sauraient ­justifier à elles seules les récents mouvements sociaux, tandis que les sondages resteraient insuffisants pour comprendre véritablement où en sont réellement nos concitoyens. Pierre Rosanvallon croit que, dans un monde à cent à l’heure où les identités de classe et les organisations collectives ont perdu de leur centralité, il faut regarder les «communautés d’émotion» ou les «communautés d’indignation» comme preuves tangibles qui permettraient de créer du «commun». Un changement de culture politique, en quelque sorte. «L’épreuve du mépris est au cœur de la question sociale», résume d’ailleurs l’auteur, qui prend pour exemple le mouvement contre les retraites, plus classique en apparence, pouvant se lire comme un cri face à l’«incertitude généralisée sur l’avenir de chacun». Le sociologue et historien en appelle donc à un «nouvel art de gouvernement», seul moyen selon lui de combattre les «populismes», le «technolibéralisme» et même le «républicanisme du repli sur soi». Nos ombres suivent toujours celles des massifs… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 septembre 2021.]

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