jeudi 7 janvier 2016

Révolution(s): espoir, émancipation, etc.

Rencontre entre écrivains. Désir et presque irréversible puissance insurrectionnelle?

Héritages. Mettez huit écrivains français autour d’une table, avec quelques bonnes bouteilles à déboucher, histoire de libérer la parole: entre Noël et le jour de l’an, par exemple. Éloignez-les de Paris, pourquoi pas dans un pays étranger, mais pas trop loin de la France tout de même afin de préserver un lien ténu avec l’ici-et-maintenant: choisissez Turin. N’imposez aucun sujet, laissez libre cours aux pensées narcissiques sur les travaux en cours des uns et des autres, puis, insidieusement, au milieu d’une conversation enflammée sur la «puissance narrative d’un récit ou d’un roman», sa «construction» et l’usage du «passé et/ou du présent» comme possibilité faussement moderne, glissez juste cette phrase en forme d’interrogation: «Comment reconstituer la logique qui assigne à une certaine pratique de l’écriture une ­signification politique?» Patientez quelques instants. Citez éventuellement Jacques Rancière, Régis Debray ou Jacques Derrida. Et vous comprendrez que n’importe quel Français quinquagénaire ou sexagénaire issu des classes instruites bénéficie d’une infirmité qui pourrait ne pas se reproduire de sitôt: avoir grandi dans un monde d’héritages intellectuels si puissamment ancré dans l’histoire politique que toute velléité de s’en extraire paraît une ­abstraction impossible.

À chaque époque sa pente fatale – ou ses fastes pérennes. Ce qui peut s’exprimer autrement: dans le flottement généralisé des valeurs, des repères et des fondamentaux, dans le culte compensatoire de la vitesse, du nouveau pour le nouveau, de la société de consommation et de la gloire de l’émotionnel, un besoin resurgit, malgré tout. Celui du maître étalon, du fil d’Ariane, de l’idéalité régulatrice, du grave et du sérieux…

Dates. D’abord: la discussion tourne inévitablement autour de l’extrême droite, des peurs, du repli identitaire, de la xénophobie. Ensuite: les mots courent autour d’une idée simple, comment et pourquoi Normal Ier a-t-il dérivé à ce point à droite, au point d’accréditer l’idée cahoteuse et chaotique –en toute volonté consciente– que tout se tient, tout se vaut et que la doctrine libérale est l’unique matrice habilitée à diriger le monde nouveau enfanté dans et par la globalisation. Enfin, et heureusement enfin: les quelques lettrés réunis, instruits du mot «politique», puisent dans la transmission du rapport passé/présent et refusent, en bloc, l’idée même de «fin de ­l’histoire». L’un déclare sommairement, bien que, dans ce sommaire-là, il convienne d’y entendre une ampleur référencée qui tombe au bon moment: «Moi, ma culture tient dans une succession de dates: 1789, 1793, 1848, 1871, 1905, 1936, 1944, 1968, 1995…» Un autre reprend aussitôt: «J’ai toujours trouvé désarmant qu’on puisse avoir honte, en tant que Français, de la Révolution française, comme si le chaînage des générations de républicains ne venait pas de ces ancêtres moins imaginaires qu’on veut bien le dire.» Quelqu’un l’assure: «Cette honte a été diffusée au moment du bicentenaire – merci Mitterrand! –, avec l’appui de quelques historiens comme François Furet, qui énonçaient: “La Révolution française est à l’origine du totalitarisme”, alors qu’elle reste porteuse d’espoir, d’émancipation, de gains de liberté et d’égalité politique et sociale.» En quelques minutes, sans vrai préambule ni intention, nous atteignons des sommets d’engagement. Le premier reprend la parole: «Nous n’avons pas à être fiers ou benoîtement dévots vis-à-vis de 1789-1793, mais actifs, courageux, audacieux pour aujourd’hui même.» Un autre ajoute: «Nous traversons à l’évidence une séquence politique où les anti-Lumières dominent et s’avèrent rusés. Il nous faut rompre avec la nostalgie ou l’indifférence, mais puiser dans le réservoir des questions critiques ouvrant de nouvelles brèches envers le peuple.» Du petit lait… Les révolutions intéressent donc de nouveau, comme désir et presque irréversible puissance insurrectionnelle. Au moins chez certains de ceux qui se chargent des Lettres. Toujours bon à prendre, non?

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 8 janvier 2016.]

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