vendredi 11 septembre 2015

Romanlutionnaire(s): adhérons à la Brigade du rire !

Attention: le nouveau roman de Gérard Mordillat atteint des sommets.
 
Personnages. Le roman – «cette clef des portes closes», comme disait Aragon – s’avère quelquefois une ouverture à fantasmes d’autant plus essentielle à emprunter qu’elle ouvre sur une certaine idée du monde et offre toutes les possibilités de ne pas s’en contenter, de s’en affranchir et, pour le dire sommairement, de vouloir déjà le transformer. Rares sont les écrivains qui osent, à ce point, manier toutes les révoltes de notre ici-et-maintenant pour convertir la fiction en réel supposé. Et pas n’importe lequel. Dans son nouveau roman, la "Brigade du rire" (516 pages, Albin Michel), Gérard Mordillat réussit non seulement le tour de force de renouveler sa veine «sociale», mais aussi, et surtout, de vous embarquer dans une fresque à la fois drolatique et féroce qui n’épargne ni les puissants ni ceux qui prêchent la bonne parole libérale à longueur d’antenne. Les personnages centraux du livre ont deux traits communs. Primo: ils sont tous d’anciens copains qui jouaient, au temps béni de leur jeunesse, dans une équipe de handball, ce qui les souda pour la vie autour de valeurs de solidarité et de noblesse d’âme assez simples mais essentielles. Secundo: malgré les affres de l’existence et les nombreuses blessures nées des désillusions, ils ont tous préservé plus ou moins l’essentiel de leurs idées sans jamais les remiser à la cave avec leurs vieux sacs de sport. Leurs révoltes paraissent intactes. Ils ont juste vieilli. Et leur écœurement vis-à-vis de la toute-puissance financière n’a fait que grandir, jusqu’à atteindre un point d’incandescence. Ceci expliquant cela.
 
Révolutionnaire. Comme souvent avec Mordillat (Vive la sociale, les Vivants et les morts, etc.), vous n’oublierez jamais les personnages de ce roman, qui, sur un coup de tête moins spontané qu’il n’y paraît, vont créer la Brigade du rire.
Il y a Kowalski, alias Kol, qui vient de se faire virer de sa boîte. Il y a l’Enfant-Loup, garagiste et bagarreur. Il y a Dylan, prof d’anglais et poète. Il y a Hurel, un industriel marxiste. Et puis tous les autres, en particulier les femmes, rebelles, libres et ravageuses. Un jour, tous ces héros ordinaires se retrouvent sur les lieux de leur gloire handballistique d’antan et décident de former un commando clandestin, un commando non violent mais actif, dont la première décision sera de kidnapper un journaliste de droite nommé Pierre Ramut, vedette de l’hebdomadaire Valeurs françaises, parce qu’ils ne supportent plus ses déclarations ultralibérales et ses articles anti-35 heures, anti-droits sociaux, anti-ouvriers, anti-syndicaux… Ils passent à l’acte. Et mettent en place un principe simple : ils vont le faire trimer dans les conditions mêmes qu’il prône. Pierre Ramut, enfermé dans une cave-bunker transformée en atelier, coupé de ses mondanités et de son train de vie, se retrouve donc au rythme de quarante-huit heures de boulot par semaine, arrimé à une perceuse à colonne, six cents trous à l’heure, payé à un tarif «compétitif» – 20% inférieur au Smic –, avec une productivité maximale, dimanche compris bien sûr, devant même payer ses maigres repas. La preuve par l’absurde? Pas si absurde que cela: Ramut saura désormais de quoi il parle. Jusqu’au dénouement, que nous tairons évidemment… Gérard Mordillat ne tire pas à vue, il vise juste. Car son roman vous plonge dans un univers si particulier que vous finissez par vous dire qu’il est, déjà, l’un des plus singuliers témoignages sur notre époque. Mordillat met dans la bouche d’un de ses personnages, Kol: «C’est un jeu curieux, la vie, plein de mélancolie. Un jeu où tout le monde perd. (…) Ce qui compte, c’est comment tu as joué le peu de temps entre ta naissance et ta mort. Comment ! Et c’est ce “comment” qui te juge…» Par les temps qui courent, cette puissance narrative a quelque chose d’indispensable, presque de sacré. C’est une sorte de romanlutionnaire. Comme on le dirait d’un acte révolutionnaire. 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 septembre 2015.]

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