samedi 15 février 2014

Libé(s): ou comment bazarder son histoire

Les journalistes de Libération, depuis la création de leur quotidien avec Jean-Paul Sartre en 1973, ont-ils réussi à préserver les fondements philosophiques de leur naissance?

Engagement. Depuis Jean-Paul Sartre, le rapport 
du journal Libération à l’idée que certains journalistes se faisaient à la «grande époque» de leur propre «engagement» dans la société reste une question-clef d’autant plus pertinente, sinon urgente, que la situation de ce quotidien national créé en 1973 sous l’ombre tutélaire du philosophe est plus que jamais en péril. Vu de loin, mais d’assez près quand même pour se permettre une opinion, les journalistes d’ici-et-maintenant tentent depuis quelques jours de redonner sens et vie à cet idéal d’engagement qui fut à la source de leur réussite il y a quarante ans. L’atmosphère éruptive qui règne dans les couloirs de la rue Béranger, à Paris, comme si la vie s’était soudain transformée en «AG permanente», a quelque chose à la fois d’émouvant et de pathétique. L’oukase des actionnaires, Bruno Ledoux en tête, ne passe pas – et il ne peut pas passer. Ledoux présente le projet de la direction en ces termes: «Ce projet inscrirait Libération, non plus comme un seul éditeur de presse papier, mais comme un réseau social, créateur de contenus, monétisables sur une large palette de supports multimédias.» Vous avez bien lu. Monétisable ou rien.
Les salariés du quotidien se sont donc mis en grève et ont titré en une: «Nous sommes un journal». Tout était dit. L’acte: le retour d’une forme de combat, même si celui-ci est circonscrit à leur propre sort. Et la conséquence de l’acte: la reprise en main (temporaire?) des colonnes du journal par 
les journalistes eux-mêmes.

Sartrien. C’est une vieille histoire avec Libé: parti 
de la gauche et de ses marges extrêmes, devenu au croisement des années 1980 «libertaire-libéral», selon la célèbre formule de Serge July, avant de revendiquer une posture qu’on qualifiera un peu rapidement de sociale-démocrate-libérale depuis les années 2000 et le virage du traité constitutionnel de 2005 
(Libé fit campagne pour le «oui»), chacun est aujourd’hui 
en droit de se demander où le situer désormais. Chaque lecteur, depuis trente ans, perçoit à sa manière les renoncements successifs, sans forcément s’en plaindre ouvertement mais 
en s’éloignant peu à peu, imperceptiblement. Car chacun sait que «Libé n’est plus Libé.» Du ziz et du zag, des modifications de cap mal assumées et, plus grave à nos yeux comme 
à ceux de nombreux lecteurs manifestement, une incapacité 
à requalifier la «fonction journal» avec l’ambition de donner 
du relief à l’idée même d’une «vraie gauche». Résumons. 
À force de trop de socialisme version Solferino, mâtiné comme il se doit de sociétal à toutes les sauces et de branchitude boboïsante qui négligent les fractures de classes d’un monde 
en changement, Libé n’a-t-il pas, à l’image des énarques à la rose facile, avec ou sans Nicolas Demorand, un peu bazardé son histoire et les raisons pour lesquelles il prétendait, jadis, et parfois admirablement, décrire le monde pour déjà le transformer, dixit Sartre? L’interrogation peut même se décliner différemment. Puisque tout a changé – écrire, penser, communiquer, informer, se connecter –, Libé est-il simplement resté fidèle au primat sartrien? July en personne avait réglé le problème peu avant son départ forcé en 2006, en déclarant: «La question excède celle du changement nécessaire pour ne toucher que celle de la fidélité aux principes fondateurs, dont Jean-Paul Sartre est resté le label, pour autant qu’on les estime justes.» Et il avait scellé le sort de ses troupes d’une formule empruntée à Jules Renard: «Il n’y a pas de grands journalistes, il n’y a que des grands journaux.» Les journalistes en question (dont certains sont des amis, faut-il le préciser) se demandaient pour quel journal ils travaillaient encore…
 
Dugrand. Qu’est-ce que l’énergie vitale d’un journal, de ses journalistes, plutôt? Puisqu’il n’est jamais trop tard pour parler d’un livre, lisez absolument Libération, un moment d’ivresse (Fayard), d’Alain Dugrand, publié à l’automne 2013. L’écrivain et ancien journaliste de Libé, dont il fut l’un des quatorze fondateurs de la SARL en 1974, avant de quitter le navire à la fin des années 1970, retrace dans le détail, et non sans allégresse, l’aventure primitive de ce journal, depuis sa création jusqu’à l’élection de François Mitterrand, qui, pour lui, constitua le premier tournant des revirements et autres renoncements. Pour Alain Dugrand, les premières années de Libé avaient vu le triomphe de la hardiesse en un temps où la presse était coincée ou cadenassée, ce qui, au fil de sa trace contemporaine, fit de lui, et malgré lui, un quotidien à part, en dépit des forces diffuses internes et externes qui l’ont poussé progressivement à effacer certains de ses principaux traits saillants. L’hommage mélancolique aux talents d’un monde révolu ; ou comment comprendre comment Libé en est arrivé là.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 février 2014.]

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Magistrale démonstration, car oui, tout est là, ce qui compte n'est pas l'existence oui ou non de ce journal vendu au marché et à la com, mais bien comment ce journal en est arrivé là, à se vendre à ce point au marché et à la com', c'est bien vu de dire que c'est comme avec les socialistes... Mutuelle déchéance idéoligique.
JML

Anonyme a dit…

Libé est mort depuis longtemps, ils ne savent même plus ce que signifie le mots "gauche" ou "lutte des classes"... On ne les pleurera pas !!!

Anonyme a dit…

Soyons franc : le cheminement de l’Huma est similaire à celui de Libé: de l’extrême-gauche à une gauche indéterminée, « d’organe central du PCF », il est devenu simple « journal fondé par Jaurès ». Comme pour Libération, la situation économique ne cesse de se dégrader, la diffusion décline. Le beau siège de l’Huma construit par Niemeyer a été vendu à une banque suisse, tandis que TF1 et Lagardère sont entrés dans le capital du journal. Pourtant, il n’y a jamais eu de grand mouvement de la part des journalistes de l’Huma. Aucune révolte du type : « nous sommes un journal communiste ! », aucune démission spectaculaire de son directeur ou de son rédacteur en chef (Pierre Zarka a été débarqué par le haut et non par le bas…). Alors saluons la courageuse révolte des journalistes de Libé, oui, saluons le retour d’une forme de combat au sein de la presse. Quelle serve de modèle aux journalistes de l’Huma.
Griffu