vendredi 5 octobre 2012

Pourrissement(s): après le drame d'Echirolles

Comment expliquer les assassinats de deux jeunes par une bande? Comment expliquer ce qui s'apparente parfois à une barbarie ordinaire?

La marche "blanche".
Échirolles. «L’attaque n’a pas duré plus de deux minutes.» Un témoin raconte et pleure – le vent se lève au loin, les feuilles jaunissent. «Les agresseurs se sont ensuite immédiatement évaporés.» Nous mettons en sourdine nos soupirs assouplis – comme pour encager nos tourments. Devant la douleur exposée, notre fragilité nous accable tant, que nous pourrions croire qu’elle est sa propre fin… Puisque le réel est plus violent que toutes les formules de style, afin de donner la chair 
à voir et ne pas se cacher derrière une pudeur devenue inutile, faut-il donc avoir peur de certaines expressions ? De quoi les meurtres de deux jeunes à Échirolles sont-ils le signe, sinon d’une barbarie ordinaire parfois banalisée, minimisée? Mais après le battage médiacratique, lorsqu’un semblant de lucidité nous assaille, une seule question vaut d’être posée: qu’est-ce qui a pu conduire un groupe de jeunes gens à s’adonner à un déferlement de violence si inouï qu’il a provoqué la mort de deux hommes, la stupeur et la désolation de tout un pays?

Effarement. Un mauvais regard suffit ; avant de tuer. Comment? Pourquoi? À moins que ce «pourquoi» ne reste une interrogation si mystérieuse que sa nécessité finisse par se perdre elle-même. Que dire encore, sinon notre effarement devant les faits?
Selon les témoignages, Kevin et Sofiane, âgés de vingt et un ans, sont morts de coups à l’arme blanche et de coups portés à la tête. Kevin: sept ou huit coups de couteau. Sofiane: une trentaine. Peut-on parler de violence motivée par un «inévitable effet de groupe», comme le suggèrent des habitants du quartier des Granges? Eux-mêmes ajoutent: «Seuls un ou deux des agresseurs de Kevin et Sofiane savaient qui ils étaient. Les autres ont agi tels de bons soldats. Dans un quartier, si tu ne suis pas ou si tu ne participes pas, on te traite de salope.» Horreur. Aurélie, la mère de Kevin, étudiant en master de management à Aix-en-Provence, cherche alors ses phrases. Et raconte. Au présent. «Mon fils, on l’appelle le Pacifiste ou le Réconciliateur. On le sollicite pour apaiser les petits conflits entre jeunes du quartier.» Puis. «Ils ont été tués gratuitement, sauvagement.»
Désocialisés. Comment taire notre admiration devant la dignité des familles des victimes, leur abnégation pour apaiser les tensions et ne pas attiser la haine ? Un éducateur sportif d’Echirolles parle d’ailleurs d’un endroit «où tout a toujours été fait pour préserver les liens sociaux». Mais il évoque aussi des «gosses complètement déconnectés des réalités», «désocialisés», «avec des problèmes de drogue ou d’alcool», tous issus de la cité de la Villeneuve ou de celle de l’ancien village olympique (de Grenoble), des «quartiers pauvres», de «plus en plus pauvres», avec «des problèmes de violence 
et de trafic». Reprenons: quartier pauvre, de plus en plus pauvre. Où le taux de chômage des 18-28 ans dépasse les 45%… Paupérisation galopante des familles, fragilités éducatives, sentiments d’injustices: toutes les inégalités et fractures sociales s’accumulent depuis dix, vingt, trente ans… Prend-on seulement la mesure de ce que signifient cette radicalisation des difficultés socio-économiques et le pourrissement moral qu’elle engendre? Nous revient en mémoire la confession d’un ancien commissaire de police devenu avocat: «Il a fallu que je passe de l’autre côté 
du miroir, que je défende ceux que je traquais auparavant, 
pour prendre la mesure de leur désespérance sociale, 
de leurs souffrances.»

Renoncement. «C’est devenu le Texas», hurla une habitante à Normal Ier, venu sur place. Nous ne serons pas de ceux qui, amnésiques, ont écrit ou dit que le chef de l’État avait singé Nicoléon à quelques années de distance – lui à Échirolles, l’autre à La Courneuve. Au contraire, Normal Ier tenta quelques paroles républicaines sans jamais en rajouter dans l’escalade verbale (ce que son prédécesseur n’aurait pas manqué de faire en pareille circonstance)… Par contre, la sémantique de Manuel Valls est, elle, bien plus inquiétante. En utilisant le mot «massacre», au lieu d’«assassinats», son inconscient nous a laissé entrevoir, chez lui, d’évidentes traces de déréliction en matière de sécurité. Comment éviter qu’un ordre criminel ne se substitue à un désordre social? Réponse de Valls: l’obsession sécuritaire – dont on sait qu’elle 
ne résoudra rien à long terme. Soyons précis. Il ne s’agit pas, pour nous, de substituer les causalités sociales aux explications individuelles, ou de remplacer la sanction par la seule prévention, mais de les associer! Les socialistes feraient bien de ne pas oublier que leur véritable évolution n’est pas tant l’adoption des thèmes de la droite que le renoncement aux idées de la gauche. Changer et évoluer n’est pas suivre le flux…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 octobre 2012.]

3 commentaires:

Biezbojnik a dit…

Ne jouons pas sur les mots! La tuerie sauvage d’Échirolles relève plus du massacre ( «tuer quelqu'un qui ne peut se défendre» (D'Aubigné, Vie, XXVIII ds Littré)que de l'assassinat, càd du meurtre prémédité et exécuté froidement.
Quant au concept de "désespérance social", pardonnez-moi, mais ça ne constitue nullement une excuse!
Il faut arrêter de tenir ce discours qui justifie les crimes, délits, meurtres par des facteurs économiques ou culturelles.

Biezbojnik a dit…

Quoi qu'il en soit de la vérité des causes et facteurs explicatifs de ce "massacre" un fait devrait nous alarmer: nous sommes devenus bien incapables de parler sereinement d' un tel meurtre, d'une telle tuerie sauvage, d'un tel acte terroriste.
A l'exception ici ou là comme par ce Bloc-notes de J-E Ducoin.
Ce qui ne fut pas toujours le cas. Si on se réfère à la tradition des commentateurs des mythes fondateurs de nos sociétés occidentales, par exemple les récits d'Hérodote, de Plutarque (meurtre de Rémus), meurtre d'Abel par Caïen, le sacrifice d'Issac etc...
Quelque chose devrait nous affoler: il n'est plus possible tant les idéologies modernes à base de sociologie, de psychologie, d'économie politique, de théories gestionnaires avec lesquelles l'école abrutit les nouvelles générations, il n'est plus possible d'entendre et encore moins de parler le message que nous adressent ces meurtriers, ces terroristes.
Ce simple constat en dit très long par ailleurs sur l'état de la parole dans nos sociétés atomisées, sur sa désintégration sa confiscation par le trou noir des médias.

Anonyme a dit…

Avec JED, au moins les choses se questionnent et se disent. Parfois, certaines interrogations valent mille réponses !
Merci JED de nous faire ainsi réfléchir sur des sujets pas toujours faciles. Au moins, à l'Huma, il y a un journaliste qui ne recule pas devant certains sujets délicats.