mercredi 9 mars 2011

Samedi(s) : à propos du très beau roman de François-Guillaume Lorrain

Roman. Ce devait être un samedi, ou un autre jour – au fond, qu’importe. Épars-éperdu, parti-barré, les yeux 
dans le vague à l’âme mais les pieds bien sur terre, comme accroché à la glaise de ceux qui souffrent aux phrases qui suent, il ne fallut rien de moins que le miracle d’un livre tombé entre nos mains pour que toute idée d’ensommeillement s’évanouisse. De l’ordre du choc. Très salutaire. En cette époque où même la seule inégalité acceptable, celle du talent, n’est plus à l’abri de triches ou de forfaitures médiacratiques et/ou pipolisées, jusqu’à corrompre les imaginaires les moins fertiles, nous savons qu’écrire dédouble et multiplie pour que le lecteur, seul face à lui-même, puisse s’engager quelque part dans un autre-là ni anodin ni impossible. Un goût d’inactuel, pour que l’esprit puisse sauver sa liberté et penser le monde avec la lenteur requise sans être abusé par les aléas furieux d’une actualité chassant l’autre. Avec l’Homme de Lyon (Grasset), le dernier et impressionnant roman de François-Guillaume Lorrain, non seulement la magie d’un temps-autre opère, mais, ici-là, dans les dédales d’un récit haletant aux énigmes enfouies dans la chair de l’Histoire, nous rencontrons un style sans pathos, un point de vue d’homme interrogatif, un récit énigmatique à tiroirs, bref, une ambition littéraire qu’on ne peut que saluer.

Lyon. «Pour qu’une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder longtemps.» Il n’y a pas de hasard si cette phrase de Flaubert résonne comme une épitaphe. Quel est le point de départ de ce roman au (doux) parfum autobiographique ? Un fils, journaliste de profession (tout comme François-Guillaume Lorrain), décide de partir en quête des secrets de son père, disparu en 2001. Pourquoi ? Parce que, le 1er janvier 2009, comme promis au défunt, la mère du narrateur lui lègue un héritage encombrant sous la forme d’un mystérieux paquet, qui, ouvert, laisse découvrir quelques lettres manuscrites de la propre main de son père ; et six photos, qu’il devra décrypter l’une après l’autre, avec la patience d’un enquêteur apprenti historien. Cette quête ressemble à une directive post mortem. Le fils l’assume et le dit : «Tu as disparu et tout s’est écroulé…» Son père, ancien médecin au caractère dominant et indéchiffrable, dont la mort sonna «l’heure du départ» de toute «la diaspora familiale», avait anticipé cette investigation à-venir : une succession d’épreuves pour lesquelles son fils devrait s’armer de volonté, ne sachant ce qu’il y aurait à découvrir. Car l’homme de Lyon, un demi-siècle plus tôt, vivait bien dans la capitale des Gaules. Sur l’une des photos, on croise d’ailleurs le portrait de Jean Moulin. Et au verso de la dernière photo, où il devine une cour d’école déserte, le narrateur lit cette formule : «C’est là que tout a commencé et que tout a fini.» Un lieu : Lyon. Une date : été 1944.

Jean Moulin.
Estelle. Qu’a donc commencé là ? Et qu’a fini là ? Nous voilà embarqués au cœur d’un jeu de piste, pour 
le meilleur et pour le pire, dont on ne dévoilera pas l’intrigue pour préserver à tous la déambulation dans les dédales des traboules assombries. Car la période ainsi explorée, pour héroïque qu’elle fût à bien des égards, n’eut rien de sympathique. Un jeu ? Disons plutôt «le jeu des choses impossibles à dire», pour reprendre les mots du narrateur, qui, muni des seuls indices légués par son géniteur, s’enfonce dans un passé obscur et tragique, celui de son père, celui de sa famille, celui des résistants, celui de Lyon. Mais aussi celui des miliciens, des gestapistes, des SS… En quoi le fils est-il concerné par ces ombres surgies du néant ? De quelles ignominies son père fut-il le témoin, lui qui n’avait alors que douze ans ? Pourquoi celui-ci donnera-t-il plus 
tard à sa fille le prénom de sa propre sœur, Estelle, cette lointaine disparue ? Et d’où vient cette amitié avec cet Allemand de Berlin reconverti dans la Stasi ? Réel ou non, prétexte ou non, ce roman qui aborde la question de la filiation et de la mémoire va bien au-delà et nous renverse, progressivement, sans jamais sombrer dans un lyrisme grotesque – que tant d’autres auraient savonné. Ce texte, qui traque les silences et les oublis, touche à l’universel, comme si le travail de mémoire et le devoir d’Histoire, par l’art du roman écrit à la première personne du sentiment filial – c’est d’autant plus réjouissant –, trouvait ici un sens totalement humanisé… Apprendre à saisir les siens pour se connaître soi-même ? Savoir se saisir des autres pour mieux se découvrir à nous-mêmes ? 
Les traboules de Lyon pendant l'Occupation.

Mémoire. Pénétrable mais labyrinthique prose. Clandestine écriture aux apparences trompeuses qui inaugure nos marches dans nos combles. Comment refuser d’être 
à ce point assailli ? Puisque nous nous identifions tous à ce petit garçon coincé dans l’embrasure d’une porte, comment ne pas dire qu’il y a du Modiano dans ce travail littéraire mémoriel ? À en croire ses amis, François-Guillaume Lorrain, quarante ans, normalien, agrégé de lettres, écrivain, critique de cinéma, fasciné par l’Histoire et fou de sport, s’était jeté à corps perdu dans ces recherches. Non pour s’anéantir dans les limbes des impasses familiales, mais bien pour nous offrir un opus qui nous parle d’un monde à la fois proche et lointain – cette France de Vichy spectrale qui nous hante tant. Ce livre, nous l’avons sûrement lu un samedi. Oui, ce devait être un samedi. Le dernier samedi.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 mars 2011.]

(A suivre...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ouah !!! Quelle fabuleuse critique de livre, à la fois personnelle et pour tous. C'est si rare d'écrire ainsi en parlant d'un roman, que ça fait un bien fou.
Du coup, je l'ai acheté et lu : merci, mille merci cher JED pour ce beau conseil de lecture. Ce livre méritait ton coup de coeur.
CAT