mercredi 23 mars 2011

Humain(s) : à propos du Japon et des aveuglements de l'Homo sapiens...


John Donne (1572 –1631).
 Glas. «Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble. Si la mer emporte une motte de terre…» Les poètes laissent des empreintes qu’aucun cynisme humain ne parvient à effacer – seules convergent ou non les volontés humaines arrachées au néant. «La mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.» Jamais sans doute John Donne, considéré comme le chef de file de la poésie métaphysique, n’aurait imaginé depuis son XVIe siècle natal que des hommes, longtemps après que les sciences se sont emparées de certains de ses questionnements ontologiques, s’emploieraient à arraisonner ses phrases comme autant de bouées de sauvetage jetées par-dessus les générations, pour que, en pleine épreuve philosophique, les heurts de notre époque la recouvrent et la dépassent. Ainsi, devant l’épouvante japonaise, face à ce pays que nous aimons d’un amour désolé par les soubresauts d’une nature irascible (pléonasme), nous sollicitons un répit d’autant plus impossible que notre chair et notre âme, bouleversées par les vies fauchées et la menace d’une apocalypse portée par l’atome, refusent de s’éclairer d’une lueur de complicité dans l’ombre des solitudes.

Alchimie. À l’aveuglement de l’Homo sapiens, dont la rationalité manque de complexité, se joint souvent l’aveuglement de l’Homo demens possédé par ses fureurs et ses croyances obscurantistes… Et puis, soudain, l’homme plie et ploie sous les assauts de la nature, toujours inattendue, et nous recouvrons nos certitudes amalgamées d’un voile d’humilité retrouvé. Contraints et forcés, nous laissons alors de côté, pour un temps, nos indulgences plénières envers les furieux qui tentent d’accrocher un petit wagon dans le paradis au train de la réalité. Mais comment prendre congé du siècle sans fuir lâchement ? Impossible. Nous partageons douleur et peur, peine et alarme. Et bien que nous communiquions désormais dans un ensemble-monde qui syntonise des émotions universelles, nous n’avons, chacun, qu’une plume dans nos fourreaux pour écrire notre profonde désolation. Les mots des «écrivants» sont bien peu de chose pour désavouer les débordements, les contraindre à la condition des hommes. Seulement voilà, ne pas renoncer à la maladresse des orgueilleux qui s’essaient encore au déchiffrage du monde ne signifie en rien ne pas admettre son impuissance devant des événements d’une complexité multiforme.
 Conscience. Des dizaines de milliers de personnes ont été ensevelies par la boue et l’anonymat, toutes égales devant l’horreur. Et par une alchimie titanesque qu’aucune pensée humaine ne pouvait sérieusement accréditer, à défaut de l’avoir imaginée, la désolation et l’angoisse se conjuguent presque à un temps inconnu : mélange de deux puissances a priori mal assorties, la nature (tremblement de terre, tsunamis…) et l’être humain (l’énergie nucléaire, la fission…). L’héroïsme est-il créateur ? Tout progrès réclame-t-il son dû, sa catastrophe à anticiper ? Vivre de mots et d’images, n’est-ce qu’esquive ? Sur cette globale-planète, les machines relient les hommes, c’est entendu : mais séparent-elles les humains ? Entre l’objet perçu et la chose vécue, l’ultraréalité exige que nous fassions toute sa place à une conscience pour laquelle un monde vivant existe et que le rapport avec celui-ci s’appelle l’intentionnalité. Malgré le deuil et l’état de contrition intime, ne nous laissons pas abuser par les longues suites de pensées muettes, par les inactions, par les leçons tôt données. Être pleinement «dans» le monde, c’est toujours partir et re-partir d’un néant «de» monde et de conscience. Pour se métamorphoser d’abord, de manière inattendue mais totalement préméditée, puis se revendiquer conscience-dans-le-monde…
Chaos. Le savons-nous assez ? Face à la catastrophe, quelle qu’elle soit, l’homme, toujours capable de révoltes, ne panique pourtant jamais. Toutes les recherches l’ont démontré. Dans n’importe quel pays, les situations d’urgence ne génèrent pas un comportement brutal et égoïste, mais de la solidarité et de l’empathie collective. Comment et pourquoi les hommes, en position de victimes absolues, ne perdent que très rarement leur sang-froid ? Parce que, inconsciemment, ils ne confondent pas peur et panique –cette dernière n’étant que la peur additionnée à la perte du contrôle de soi… Chacun dans son coin, les sentiments les plus vils dominent. Collectivement, la passion réfléchie de l’autre s’impose. Au bord du chaos, les Japonais embrassent à leur manière la nuit des temps. Et nous tous avec.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 mars 2011.]
(A plus tard...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Voilà probablement le plus beau texte que j'ai lu depuis la catastrophe au Japon. Merci pour de bonheur et cette intense réflexion philosophique.
ANDRE