jeudi 14 juin 2018

Passion(s)


Et la «métaphore du stade», soumise à la nécessité épique de l’épreuve? Nous parle-t-elle encore?

Réalité. «Les choses sérieuses avaient commencé bien avant les premiers cours de philosophie», écrit Bernard Chambaz dans ''Petite philosophie du ballon'', publié aux éditions Flammarion, dans la collection «Champs essais» (166 pages). «Avant que Démocrite ne postule que la conscience a été donnée à l’homme pour transformer la tragédie en comédie (...), avant que Hegel ne nous assigne à une conscience de soi qui est l’essence du désir.» Et l’écrivain poursuit: «Par principe, les commencements sont multiples. Il y a le premier ballon, la première partie, la première prairie ou le premier trottoir, le premier but…» Et le premier match. Voilà, c’est donc reparti pour un mois de fête sportive à visée universaliste. Au stade suprême du capitalisme, lorsque la nouvelle religion ultralibérale aura épuisé son pouvoir d’attraction liturgique, peut-être ne subsistera-t-il que deux passions populaires sacralisées qu’aucune révolution humaine n’aura pu renverser: le football et la télé. Passionnés légitimes (le bloc-noteur l’admet) ou réfractaires définitifs, et quoique nous pensions de la place du sport dans nos vies, reconnaissons que, à l’heure de l’hyperspectacularisation des théâtres sportifs diffusés en mondovision et scénarisés, le sport a définitivement cessé d’être ce terrain d’expérimentation du néocapitalisme qu’il était encore dans les années 1980. En ce XXIe siècle déjà bien avancé, il est devenu l’un des cœurs névralgiques de la globalisation à marche forcée. Ne jouons pas trop les candides. Le bien-être moral, physique et collectif des individus s’est progressivement effacé derrière la musculation et la consolidation des investissements financiers. Telle est la réalité du monde dont on nous dit qu’il est achevé, organisé une fois pour toutes. Telle est la vérité du football marchandisé à outrance. L’immoralité et le dévoiement de la geste sportive ont toujours existé. Ce qui a changé, c’est la nature de ces liaisons dangereuses et son degré d’incandescence. Inutile donc de s’étonner que l’exclusivité des spectacles sportifs soit devenue un enjeu majeur de la bataille audiovisuelle: l’avenir de cette «industrie» en dépend en grande partie, comme l’ont montré les récents droits télé de la Ligue 1. Précisons que le sport, en tant qu’activité économique, connaît des taux de croissance digne de la Chine, de 8 à 12% l’an, parfois plus. Il est même passé, dans notre pays, de 0,5% du PIB, à la fin des années 1970, à près de 2%!


Disputes. Et la «métaphore du stade», soumise à la nécessité épique de l’épreuve? Nous parle-t-elle encore? À chaque déification sportive, la question réapparaît dans sa démesure et provoque des fractures intellectuelles tout aussi spectaculaires que les blessures des joueurs. À l’heure où la Coupe du monde brûle tous les feux de l’actualité ou presque, le discours commun est archiconnu. «Pour» ou «contre» le foot! Et si nous revendiquions une autre posture? Par exemple: aimons si nous aimons, apprenons à aimer si cela en vaut la peine… mais en toute connaissance de cause. Nous avons toutes les raisons de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative et héroïsé à l’excès. Notre posture critique exclut toute naïveté. Car la passion non crédule existe et débouche, parfois, sur des moments de bonheur irremplaçables, comme un certain 12 juillet 1998… Souvent, le ballon nous sonne, nous n’y pouvons rien. N’en déplaise à une certaine intelligentsia pseudo-moderne, le foot n’est pas qu’un jeu pratiqué par des analphabètes en short, pour le plaisir des masses fanatisées, politiquement aliénées et abruties par l’alcool – sauf à continuer aveuglément de mépriser les sentiments et les passions populaires, ce qui, dans certains cercles, est devenu une seconde nature et passe pour une vertu. Bernard Chambaz nous a prévenu: «Les choses sérieuses avaient commencé bien avant»...


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 juin 2018.]

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