Malien. Dans notre pays lui-même, voici que nous honorons un sans-papiers – migrant de son état, ayant traversé les mers et les frontières pour survivre – parce qu’il a sauvé un enfant du grand vide. Gloire de la France, celle de savoir chérir ses citoyens en héros, quelles que soient leurs origines. Misère de l’État français, quand il considère comme des délinquants et/ou des criminels ceux qui, par leur courage et leur humanité, sauvent les mêmes migrants en bravant les policiers et les douaniers, au nom des principes républicains les plus sacrés. Drôle de moment, n’est-ce pas? Tandis que Mac Macron recevait le nouvel élu en son palais pour lui offrir, séance tenante, sa naturalisation – en d’autres termes, cette «régularisation» que nous souhaitons de toute notre âme pour les 300.000 clandestins qui hantent nos bonnes consciences –, le bloc-noteur se demandait sincèrement si Mamoudou Gassama, qui vivait jusqu’alors dans la crainte de l’expulsion et comptait les jours gagnés comme on compte ses fins de mois, comprenait le langage de la gestion comptable et financière usitée par le prince-président en tous lieux et en toutes circonstances, quand il n’emprunte pas, via son sinistre de l’Intérieur, les pires novlangues anti-immigrées que nous entendons sur les estrades européennes des extrémistes de droite. Curieux paradoxe. On ne nous avait pas préparés au culte du «gagnant». Et ce sont les héritiers des Tapie et des autres qui décrètent aujourd’hui, face caméras, parce qu’ils tiennent les commandes, qui est un «bon» Français et qui ne l’est pas, accréditant l’idée que l’immigration «choisie» deviendrait la seule solution possible, puisque certains le méritent, mais pas tous. Imaginez un peu. Mamoudou aurait été arrêté une heure avant qu’il ne sauve cet enfant (adhérant spontanément à une cause poussée jusqu’à l’oubli de soi) et c’eût été une double perte pour la nation : le pays de Voltaire et d’Hugo aurait perdu un Malien honorable, qui mérite sa place dans la construction collective, et un garçon innocent, qui serait mort stupidement.
Orties. La grande question qui, à l’âge des prises de tête, ne cesse de nous tarauder: qu’est-ce que les hommes peuvent avoir en commun, en amont du surgissement des événements imprévisibles? Nous parlons là des grands principes universels qui devraient régir, philosophiquement et politiquement, nos actes, nos décisions. Comment, par les temps qui courent, peut encore naître un esprit de corps, comment réussir un «nous» sur un amas de «moi-je»? Une réponse tient lieu de règle de vie: les rêves les plus longs à survivre en nous sont toujours ceux qui nous ont le plus longtemps maintenus en vie! Il y a une autre version, apportée par la bande macronienne, cette semaine. Elle est bien différente. Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, a en effet osé ériger «les droits de l’Homme pauvre» comme une préoccupation de l’action de l’État. Outre qu’il serait aisé de démontrer que l’exécutif, depuis un an, ne lutte en rien contre la paupérisation, bien au contraire, l’usage de l’expression « droits de l’Homme pauvre » résonne comme l’affirmation d’un concept, une sorte de déterminisme établi définitivement, comme un arrière-goût de chose due, d’une conséquence légitimée par on ne sait quelle justice immanente… Nous avons froid dans le dos. Là voilà donc, notre époque, qui promeut la résilience assumée de l’idéal républicain, jeté aux orties, comme l’exige la «success story» de l’entreprise France. D’un côté, ceux qui s’engraissent et se dégradent ; de l’autre, ceux qui n’ont plus que la seule grâce d’exister, quitte à passer pour des «hommes pauvres»… et évidemment le rester. Comme l’écrit Régis Debray dans ''Bilan de faillite'' (Gallimard), dont le bloc-noteur ne se lasse pas: «Si le sens de l’honneur n’était pas à la baisse dans nos contrées festives, le taux de suicide serait à la hausse, les hôpitaux psychiatriques encore plus encombrés et l’allongement de l’espérance moyenne de vie sérieusement compromis.»
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er juin 2018.]
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