« Reset ». Et si nous nous intéressions à ce moment délirant qui traverse la société, la nôtre, où la distinction entre l’œuvre et l’auteur s’avère impossible, où il devient improbable d’entrevoir la différence entre la réalité et la représentation, entre le réel et l’imaginaire, et où des brigades moralisantes vont bientôt se transformer en office de «comité de censure» pour tout et n’importe quoi. Ne lisons plus Céline et Simenon (et bien d’autres). Ne regardons plus de films de Polanski ou d’Hitchcock (et tant d’autres). N’écoutons plus Jim Morrison ni Gainsbourg (et mille autres). Par peur de passer pour un pédophile ou un fasciste, un déviationniste ou un transgresseur hideux, évitons toute création artistique venant de personnages un peu fous, drogués et/ou très alcooliques, parfois déviants sur le plan éthique et politique. Aseptisons-nous du crâne au pied, jusque dans nos moindres pensées. Changeons notre disque dur, oublions notre savoir livresque et notre culture ambivalente, brûlons nos neurones et appuyons sur «Reset» et «Echap» une bonne fois pour toutes, comme sur les réseaux sociaux, quand il suffit d’effacer un «ami» de sa liste, d’enlever un tweet ou un post et de passer à autre chose en pratiquant l’amnésie à tous les temps. Bienvenues, blanches colombes. Le monde nouveau vous tend les bras. Souriez, vous êtes filmés. Vous voilà beaux et présentables aux plus offrants. Et si vous avez des doutes, taisez-vous, esprits faibles! Certains réfléchissent à votre place. Ils disposent d’un «temps de cerveau disponible», hégémonique et assez inépuisable.
Interdire. On nous a menti. Dieu n’est pas un fumeur de havanes. Et Sganarelle n’a jamais dit: «Qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre.» Dom Juan a-t-il seulement existé dans la tête de Molière? La bonne parole divine s’est donc exprimée: «Je ne comprends pas l’importance de la cigarette dans le cinéma français», a déclaré Agnès Buzyn, alias ministre de la Santé (à ne pas confondre avec la prison du même nom). Ainsi, nous serions tous conditionnés, incités «culturellement» à fumer. Imbéciles que nous sommes!
Nous nuisons gravement à notre propre santé et nous ne le savions pas! Géniale idée, l’hypothèse d’interdire toute apparition de clopes dans le cinéma – ne parlons pas de la voie publique, ce qui arrivera tôt ou tard. Mais, alors, interdisons de nos écrans, immédiatement, les verres de whisky, de petites ou de grandes marques d’ailleurs, le mal est équivalent. Interdisons revolvers et colts de tous les westerns, et bien sûr Magnum et Glock que les policiers manipulent: ils raniment nos envies de meurtres. Interdisons les fusils à lunette, parce que, franchement, tuer de loin, c’est moche. Interdisons les hold-up: ils réveillent en nous les primo-délinquants que nous fûmes. Interdisons les polars et demandons à Gallimard de renoncer à sa «Série noire». Interdisons les couteaux, les fourchettes, baguettes chinoises et japonaises des cuisines aménagées: un accident volontaire arrive si vite. Interdisons les cordes à sauter, afin de ne pas réactiver nos goûts de crime ou de suicide par pendaison. Interdisons les grandes tablées conviviales, qui ne sont que débauches de vin et de mets trop riches pour nos artères. Interdisons les scènes de sexe: le risque est trop grand de devenir accros. En fait, interdisons l’amour: c’est sale, la confrontation des corps, et souvent ça finit mal. Interdisons les Noirs, les Arabes, les musulmans, les Métèques et les migrants, de même que les communistes, les gauchistes, les sartriens et les marxiens: manquerait plus qu’on fasse de la politique en plus. Interdisons les rêves et les cauchemars: on ne sait jamais où ils nous embarquent. Interdisons la liberté: trop dangereux. Interdisons la procréation et les naissances: ça se termine toujours au cimetière. Ah! le bloc-noteur allait oublier l’essentiel: et si on interdisait d’abord la connerie, histoire de dégager le terrain. Pour tailler la route. Et allumer un bon havane. Allez, vive la Rêvolution (la vraie)!
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 novembre 2017.]
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