Aussi loin que plongent nos souvenirs, le capital symbolique du Tour de France reste un résidu de rêves à composantes multiples dont le seul prestige, acquis aux temps mythologiques, pourrait suffire à nos bonheurs conjugués. Mais nous n’en sommes plus là. Dans cette époque de banalisation des exploits et d’aseptisation des performances, comme s’il fallait occire les légendes en les renvoyant à de vulgaires produits manufacturés, le cyclisme a traversé tant d’épreuves infâmes que nous guettons, à la faveur du rendez-vous de juillet, des raisons de rehausser sinon de la passion, du moins un intérêt certain capable de rendre à la Grande Boucle son mode identificatoire, sans lequel elle ne nous parlerait plus d’un pays proche et d’un monde lointain. Le «monde lointain», nous le connaissons depuis des lustres: la triche, le dopage, la mafia, la mainmise des équipes étrangères survitaminées et à millions, qui maintiennent le «pays proche», à savoir la France, dans une impuissance à triompher non seulement dans les grandes épreuves du calendrier, mais également sur son théâtre privilégié. Seulement voilà: et si ce constat était déjà derrière nous?
Le Tour, qui s’élance samedi 2 juillet du Mont-Saint-Michel (1), n’arrive pas à n’importe quel moment dans l’histoire du vélo tricolore. Depuis le triomphe du Français Arnaud Démare dans la prestigieuse classique Milan-San Remo, en mars dernier, le peloton, peu habitué aux succès des cyclistes hexagonaux, semble affecté par le présage d’un changement d’époque. En 2014, les deuxième et troisième places au classement général du Tour de Jean-Christophe Péraud et de Thibaut Pinot avaient sonné l’alerte. «Conjoncturel», se contentaient de répondre les spécialistes à l’époque. Deux ans plus tard, malgré l’absence de Péraud, hors d’âge, plusieurs coureurs français aspirent au haut de l’affiche. Tout-terrain, grimpeurs, sprinteurs et baroudeurs: ils jouent désormais dans toutes les catégories. À commencer par la plus belle: la quête du podium, voire mieux. Cinq d’entre eux prétendent ainsi aux premiers rôles. Thibaut Pinot (26 ans), Romain Bardet (25 ans), Warren Barguil (24 ans), Pierre Rolland (29 ans) et Julian Alaphilippe (24 ans). L’un d’eux peut-il déloger les Froome, Quintana et autres Contador? Si les Français s’avèrent «plus matures sur le plan mental» et disposent de deux «chefs de file avec Pinot et Bardet», comme le constate notre druide Cyrille Guimard, ne soyons pas naïfs pour autant. Le renouveau du cyclisme français ne tient pas uniquement à l’excellence de sa nouvelle génération, mais aussi à la traque des tricheurs dont l’impunité, semble-t-il, s’est quelque peu réduite ces dernières années. D’où l’effet quasi mécanique de réajustement.
«Le fond du problème, c’est que les grandes classiques et les grands tours sont la chasse gardée des mêmes formations depuis quinze ou vingt ans, analyse Julien Pinot, le frère et entraîneur de Thibaut. Ça embête un paquet de monde qu’une petite équipe, française de surcroît, puisse maintenant remporter les plus belles courses du calendrier.» Traduction: le potentiel tricolore fissure un peu plus un peloton dessoudé, qui adorait voir les Français jouer les utilités, eux qui ont tant porté la lutte contre le dopage au fronton de leur identité. Il serait d’ailleurs prématuré de dire qu’il y a encore les «bons» et les «truands». Voyez-vous, gagner sur le Tour, c’est devenu douteux.
(1) Le cœur du Grand Départ se situe, lui, à Saint-Lô, où se trouvent la « permanence » du Tour, la salle de presse, etc.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er juillet 2016.]
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