Le plus grand boxeur de tous les temps s’est éteint, vendredi 3 juin, à l’âge de 74 ans, vaincu par trente-deux années de combat contre la maladie de Parkinson. Il était surtout l’une des consciences des Noirs américains, inlassable militant des droits civiques.
«Je m’appelle comment? Alors, comment je m’appelle?» L’œil félin, le corps tendu et la bouche en avant d’où émerge un protège-dents maintenu en suspension au bout d’une langue insolente et insatiable, il lève le poing, frappe, répète les mêmes mots, «je m’appelle comment?», puis cogne de nouveau non plus pour assourdir mais pour faire mal, l’autre ploie mais lui, il est beau, oui, si beau dans sa rage qu’il ne parle plus le langage de la boxe mais celui de l’homme libre. Il frappe, frappe fort et précis dans sa brutalité, il danse autour de son adversaire jusqu’à l’épuisement de son propre orgueil. «Je m’appelle comment?» Et le miracle opère: dans la violence inouïe de ses gestes, à la limite de la cruauté, se niche de la dignité. Nous sommes en 1967. Face à lui, Ernie Terrell n’a pas compris le genre d’homme qui lui assène des directs du droit et du gauche avec la grâce et la lueur d’un ange. Terrell avait décidé de jouer sur la susceptibilité d’Ali en refusant catégoriquement, avant leur combat et durant les premiers rounds, de l’appeler par son nouveau nom. Il lui dit «Cassius Clay». Muhammad Ali voit rouge et broie du noir, leur couleur de peau pourtant commune. Il décide de ne pas le mettre KO, de l’emmener au-delà de la souffrance, de l’humilier. Pour que l’information pénètre son cerveau martelé. Terrell jette l’éponge au 15e round, saoulé par les coups. Il a enfin compris. Ali a tué Clay depuis longtemps. Sur un ring, plus personne n’osera jamais l’appeler par son nom d’esclave.
Pour qui passerait son chemin dans une salle, les boxeurs semblent avoir les pieds trop enracinés dans leur tapis de ring de 36 m2 pour se permettre d’avoir la tête ailleurs. Muhammad Ali incarna tout le contraire. Et si dans sa vie la question du nom fut, à l’évidence, centrale, elle se coagula dans son être comme le sang sur son visage, annonciateur de drames et d’épopées. Ali est né Cassius Marcellus Clay, à Louisville, dans le Kentucky, le 17 janvier 1942, dans un milieu « pauvre », jurait-il, bien que sa famille s’autorisait à se dire «modeste». Sa mère, Odessa, femme de ménage dans les riches maisons des Blancs, se consacrait à ses deux garçons. Son père, Cassius Marcellus Clay senior, peignait des affiches publicitaires et passait son temps à représenter Jésus en «Blanc aux yeux bleus», devant les regards de plus en plus méprisants du fils, qui, très tôt, n’eut qu’une envie: s’émanciper des carcans d’une société avilissante pour les Noirs, trop soumis, selon lui. Il commença la boxe dans une autre Amérique, ségrégationniste, en octobre 1954 (quelques mois avant qu’il n’entende parler du coup d’éclat de la couturière Rosa Park, qui refusa de céder sa place à un passager blanc dans un autobus). À la fête de l’école, quelqu’un lui vola son vélo. Il voulut porter plainte et se retrouva par hasard dans une salle tenue par Joe Martin, un policier municipal blanc, appointé de surcroît par un potentat local (le magnat de l’aluminium William Reynolds). Très vite, Cassius annonça la couleur: il serait champion du monde des lourds. «À partir de 12 ans, il s’est entraîné tous les jours et n’a rien fait d’autre», témoigna sa mère. Présomption? Cent six combats et quatre-vingt-dix-huit victoires plus tard, le doute n’est plus permis. Soufflées par cet ouragan, les portes du professionnalisme cédèrent bruyamment, bien que sa candide assurance ne lui vaille pas que des amis. «C’était un gosse travailleur mais vantard, se souvint Joseph Elsby Martin, son premier entraîneur. Les gens de Louisville le détestaient à cause de sa grande gueule. Ce n’était pas tellement une question de race.» Le mot était lâché. Après les jeux Olympiques de Rome, en 1960, revenant avec la médaille d’or autour du cou, il devint la coqueluche des happy few et les stars jouaient des coudes pour figurer à ses côtés. Sports Illustrated, le grand hebdomadaire sportif, le présenta comme «l’authentique jeune Américain 100%». Clay en fut choqué. Petit détail: c’est un «Nigger», comme on dit dans son Kentucky natal. Un descendant d’esclaves. Circonstance aggravante: il est d’une arrogance infinie et d’une beauté totale. L’écrivain Normam Mailer écrira: «Quand il apparaissait, les femmes respiraient plus fort et les hommes se sentaient soudain déprimés.»
À Louisville, où «rien ne comptait en dehors du whisky et des chevaux de course», la foule l’accueillit en héros. Réceptions, assauts de chauvinisme kentuckien… «C’est notre petit gars à nous, plastronna le maire, notre prochain champion du monde. Tout ce que tu veux dans cette ville est à toi, tu entends?» Le soir, avec sa médaille en bandoulière, entouré d’une bande de potes, Cassius commanda un hamburger dans un fast-food. «On ne sert pas les nègres ici.» Fussent-ils champions olympiques made in USA. S’ensuivirent des insultes avec des Hell’s Angels –blousons de cuir et insignes nazis sur la poitrine–, puis une bagarre sur un pont au-dessus de l’Ohio. Dès lors, tout changea de base. Pour briser ses chaînes, il utilisa les armes dont il disposait à l’époque: la boxe bien sûr, puis l’islam. Il s’intéressa de près à l’organisation Nation of Islam, fréquenta Herbert Muhammad, le fils de l’Honorable Elijah Muhammad, le fondateur des Black Muslims, et, un peu plus tard, Malcom X. Converti en 1961, il attendra trois ans, et son premier titre de champion du monde contre Sonny Liston, le 25 février 1964, pour annoncer officiellement son adhésion à Nation of Islam. Le jeune apollon n’a que vingt-deux ans. Mais Cassius Clay n’existait déjà plus. Il exigea d’abord qu’on l’appela Cassius X, renonçant ainsi à son nom légué par d’anciens propriétaires blancs. Puis Elijah Muhammad lui donna le nom de Muhammad Ali.
Pendant cette période, flanqué d’un nouvel entraîneur, Angelo Dundee, Ali vola de victoire en victoire. Rugueuses, parfois passionnelles, les relations du boxeur avec ses parrains musulmans tiendront, tant bien que mal, presque six ans. Ali n’eut qu’un but: l’affirmation de sa bataille pour les droits civiques, tel un militant. Quant aux adeptes d’Elijah Muhammad, ils réalisaient une double opération: financière d’abord, puisqu’ils gérèrent un temps une partie de ses affaires, de communication ensuite. Car devant chaque micro tendu, Ali se transforma en porte-parole des minorités. Il n’était pourtant pas dupe de son utilisation. «Bien sûr, raconta Gordon Davison, l’un de ses fondés de pouvoir, les Muslims étaient toujours là, dans leurs costumes sombres, à nous observer, mais ils n’ont causé aucun problème.» Le fossé se creusa néanmoins. Tandis qu’il défendit son titre neuf fois brillamment, Ali prit sensiblement ses distances. «Chaque fois que je refusais d’exécuter leurs ordres, confessera-t-il, comme cela m’arriva, en particulier, lorsqu’ils me sommèrent de renier ma religion ou qu’ils voulurent faire annuler mon combat contre Sonny Liston, je fus présenté comme un raciste insolent, un ingrat, une tête brûlée qui haïssait tous les Blancs.» Le champion du monde n’eut bientôt plus de contact avec ses «bienfaiteurs». La rupture fut officialisée en octobre 1966.
Un autre combat débuta. Sans doute le plus constitutif de toute son existence, celui pour lequel il assuma définitivement de devenir une conscience de l’Amérique et un citoyen du monde révolté et indiscipliné. «Les Vietcongs sont des Asiatiques noirs, je n’ai pas à combattre des Noirs», clama-t-il quand il fut rattrapé par la guerre du Vietnam. Il refusa catégoriquement l’incorporation, se déclara objecteur de conscience, et rejeta toutes négociations conciliantes. «Ici, dans ma ville natale de Louisville, nous sommes privés de liberté. Mais aujourd’hui, on nous demande d’aller dans un autre pays afin d’y offrir nos vies pour la liberté des autres.» Avec MalcomX (assassiné en 1965) et Martin Luther King (en 1968), il usa de sa parole d’opposant farouche, d’universités en tribunes, pour dire «non» à cette sale guerre. «Je n’ai personnellement rien contre les Vietcongs. Aucun d’eux ne m’a jamais traité de nègre.» Traduit en justice par le gouvernement américain, il fut condamné pour «désertion» le 21 juin 1967 par la cour fédérale à cinq ans de prison et 10.000 dollars d’amende. Il perdit son titre de champion du monde sur tapis vert. Sa licence de boxe lui fut retirée. Sa carrière, qui venait d’atteindre son zénith, était brutalement interrompue. Cette injustice secoua le monde. D’autant qu’il dut attendre le 28 juin 1971 –quatre ans!– pour que la même cour fédérale, instruite en appel, ne vienne enfin casser le verdict de culpabilité par une décision unanime, prise à huit voix moins une abstention. L’excellence sportive était passée. L’homme Ali n’en sera que plus immense.
Il retrouva les rings, le temps s’était écoulé. Alors il découvrit la défaite, contre Joe Frazier par exemple. Puis engagea un long chemin pour redevenir le challenger au titre suprême, contre George Foreman, invaincu, le 30 octobre 1974. Le combat du siècle, le plus mythique de l’histoire de la boxe livré à Kinshasa, au Zaïre, symbolisé par cette formule d’Ali, parlant ainsi de son adversaire quelques jours avant de le croiser sur le ring: «Il a peur, il sait qu’il est chez moi. L’Afrique, c’est chez moi.» Ali, en fusion avec la population, encaissa les coups durant sept rounds, au-delà de toute raison, puis, par sa vitesse d’exécution et son intelligence, renversa Foreman, usé, vaincu, KO. Ali réalisa l’impensable exploit. Reconquérir son titre après tant d’années. Et retrouver son honneur.
Après? Il défendit son titre une dizaine de fois, mais s’exténua dans des combats de trop, devenu simple «valeur marchande» entre les mains de son manager Don King, jusqu’en 1981, date de ses adieux. En 1984, les médecins lui diagnostiquèrent la maladie de Parkinson. L’icône se fit ambassadeurs de la paix, médiateur, mais insensiblement, l’anticonformiste provocateur de génie s’effaça peu à peu derrière la figure consensuelle que s’arrachaient les chefs d’État. Heureusement il y eut Nelson Mandela: mais tout le monde ne s’appelle pas Mandela… Ces dernières années, ses apparitions devenaient rares et jusqu’à sa mort, vendredi 3 juin 2016, il était resté le héros ultime d’un monde lointain et pourtant si proche, un monde où l’on apprend qu’au-delà de la violence des gestes s’insinue parfois une volonté qui permet d’inventer des actes de civilisation qui rendent tout retour en arrière impossible. Ali, père de neuf enfants, le disait lui-même: «L’impossible est juste un gros mot prononcé par des petits hommes qui trouvent plus facile de vivre avec le monde qu’ils ont reçu plutôt que d’explorer le pouvoir qu’ils ont de le changer. L’impossible est temporaire. L’impossible n’est rien du tout.»
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 6 juin 2016.]
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