jeudi 10 décembre 2015

Impensable(s): la France brune est-elle la France?

Le Front nationaliste de Fifille-la-voilà s’installe au cœur de notre République.

Perdant. Des résultats électoraux placés par touches de couleurs sur une carte de France ne ressemblent pas nécessairement à un territoire, encore moins à une population dans sa globalité –ou alors il convient de se frotter les yeux pour réaliser ce que nous y découvrons, tant et tant de tâches brunes symbolisant les dramatiques scores du parti de Fifille-la-voilà. Quelques semaines à peine après les attentats qui ont semé la mort et l’horreur, le pays de Voltaire et d’Hugo, de la Déclaration des droits de l’homme et du CNR, de la loi de 1905 et de la protection sociale universelle, révèle au monde un tout autre visage que celui, fier et endeuillé, qui suscite encore l’admiration. Non plus celui de la France des Lumières, mais celui d’une France hantée et guidée par ses peurs et qui croit devoir puiser dans la folie du repli, de la xénophobie et de l’autoritarisme assumé. Ce que la professeure de littérature à l’université de Stanford Cécile Alduy, auteure de Marine Le Pen prise aux mots (Seuil 2015), appelait en début de semaine le «double deuil, de nos morts et de nos valeurs».
Pour elle, la «défaite de la pensée» est consommée avant même le second tour: «Qu’importe, presque, le détail des scores définitifs: quand le Front national atteint presque 30% des voix et que les Français placent en tête du podium Marine Le Pen et sa hantise de “l’immigration bactérienne”, Sophie Montel, qui défendait “l’évidente inégalité des races”, ou Marion Maréchal-Le Pen, qui juge que “les musulmans ne peuvent avoir exactement le même rang que la religion catholique”, il y a d’ores et déjà un grand perdant, la pensée.» Et elle précisait: «Défaite de la pensée d’abord car les attentats ont plongé le pays dans le règne du sentiment et du viscéral. L’impensable nous asservit à sa logique, bloque la réflexion, nous confine dans les impensés.»

Râteau. Le temps n’est plus à la minimisation, même si le mauvais jeu des abstentionnistes perturbe pour le moins la perception globale et réelle de l’état du corps électoral. À quoi assistons-nous en vérité? À une insurrection nihiliste et mortifère. Et le plus dangereux, ne le cachons pas, c’est que cette insurrection néonationaliste survienne par le bas, sans forcément de dénominateur commun puisqu’il n’y a pas «un» mais «des» votes d’extrême droite qui s’additionnent. Fifille-la-voilà, avec son faux discours populo aux relents de toute-puissance étatiste, ratisse le peuple paumé facilement identifiable et nostalgique d’un ordre louis-philippard. Maréchal-la-voilà, avec son ultralibéralisme catho-identitaire et ségrégationniste, récupère la plèbe poujado-pétainiste héritière du colonialisme et des petits-marchands dressés contre tous les corps sociaux. L’effet râteau fonctionne à plein régime. Et il ne suffira plus de crier au loup pour les écarter du paysage et de notre vie quotidienne: le Front nationaliste de Fifille-la-voilà s’installe au cœur de notre République. Ce fait est assez désolant et dangereux pour ne pas avoir à le nier ou le chasser de nos pensées: ce sera même dans le futur immédiat, quoi qu’il advienne, l’un de nos combats prioritaires, sachant qu’il y en a tant d’autres à mener en parallèle. Est-ce d’ailleurs suffisant de dire aujourd’hui que la force d’attraction de Fifille-la-voilà réside dans son vide idéologique, dans lequel toutes les peurs s’engouffrent, puisque ces peurs existent et s’expriment? De même, est-il opérant d’affirmer, avec raison, que ce parti d’extrême droite est sans ossature intellectuelle et qu’il ment au peuple et le trompe sur le sens même de la nation, puisque sa rhétorique a été empruntée trait pour trait, à droite en particulier, par ceux qui n’ont que le mot «République» à la bouche? La xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie, l’homophobie, le racisme et la démagogie n’est pas le propre de ceux qui ne pensent plus, mais de ceux qui pensent mal. Ce que nous pouvons, en effet, appeler une défaite de la pensée. Le combat ne fait que commencer.
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 11 décembre 2015.]

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