Fonction. Et nous ne nous lasserons pas. À l’idée que le fait, son commentaire et son analyse au regard du monde, vaille parfois droit. À l’idée que l’attitude de vérité à chaque instant impose des sacrifices tels qu’en toute lucidité, donc en toute souffrance, nous trouvions les chemins qui nous permettent de démontrer que rien, absolument rien, n’est jamais intraduisible à condition d’utiliser les bons mots au bon moment. À l’idée, aussi, que l’habitude d’appréhender l’histoire à travers l’actualité comme conception du présent dans l’épaisseur du temps ne signifie pas se transformer en gardien de musée. À l’idée, enfin, que le combat livré par les «écrivants» mérite qu’on s’y attarde et s’y intéresse, non pas seulement en tant que genre, mais en tant que fonction des agrégats humains, à la mesure d’un journal dont le nom même, l’Humanité, donne l’ampleur de l’ambition et la rudesse de la tâche – inlassables insatisfaits que nous sommes… La presse est morte, vive la presse!
Mieux: le journal fondé par Jean Jaurès est non seulement toujours vivant, mais il vient de changer en profondeur précisément pour poursuivre l’histoire en mode majeur.
Presse. Ainsi donc, à la faveur d’évolutions techniques, qui ont, depuis quelques années, toutes les apparences d’une révolution informationnelle et sociologique, la presse écrite (à ne pas confondre avec «l’écrit») serait en état de mort cérébrale et, pour un peu, déjà presque consumée dans un vaste feu de cheminée attisé par l’air du temps. À l’heure où certains voudraient tant que nous écrivions notre testament, l’Humanité affiche un acte de vie en osant se réinventer, et dresse sous les yeux de ses lecteurs une feuille de route que nous pourrions résumer en trois citations que Jaurès lui-même n’aurait pas désavouées. Sartre: «Décrire le monde, c’est déjà vouloir le changer.» Baudrillard: «La façon de nommer les choses relève déjà de l’idéologie.» Ponge: «La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage.» N’en déplaise aux orthodoxes du monde marchand, le journalisme de presse écrite n’est pas devenu une langue morte. Les rotatives, certes moins triomphantes qu’avant, vont encore tourner longtemps, et des citoyens plus courageux que d’autres sans doute continueront de lire des mots imprimés sur du papier blanc, pour contrecarrer, sinon contredire, les tentations d’éjaculations précoces de la pensée auxquelles nous habitue le paysage médiacratique tel qu’il s’est transformé, si vite, que l’ère du consommé-jetable a versé l’information dans le caniveau du marché appliqué à tout. Pour les libéraux de tout poil, c’est bien commode : au royaume de maître lapin, rapide, tout est rapide, maintenant, tout est maintenant, et sitôt exprimée, une idée doit être déjà périmée, recyclée, pour le plus grand bonheur de ceux qui veulent maintenir à distance toutes les formes de résistances et de regards critiques. Et alors? Nous sommes donc bien placés pour savoir qu’aucun journal – fût-il celui de Jaurès – ne survivra s’il ne recrée un puissant désir chez son lecteur, au-delà du simple attachement politique et militant. Les journalistes doivent repartir à la recherche de cette dimension particulière qui fait – et fera toujours – de l’information un «produit» à part: la relation à l’autre et le rapport à la vérité, si chère à notre fondateur.
Mots. Avez-vous revu Blue Velvet, récemment? Dans le célèbre film à énigme de David Lynch, la découverte d’une oreille en décomposition est prétexte à une investigation qui excite curiosité, imagination et mystère. Dans un récent entretien, le réalisateur a avoué qu’il avait passé deux ans à écrire des brouillons de scénarios, et que, «sans la naissance des mots couchés sur le papier, sans leur force cumulative, sans leur puissance d’invention confrontée au réel» jamais il ne serait parvenu «à raconter une histoire avec un début, une fin, et presque une philosophie». Fors l’honneur, vive l’écrit!
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 avril 2014.]
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