Émile. Imaginez la scène. Vous vous promenez tranquillement bras dessus bras dessous, vous pénétrez dans un magasin de jouets pour acheter quelques cadeaux à un enfant, là, comme il se doit, vous réfléchissez au sens de votre achat, à quoi il se réfère et surtout à quoi il servira et comment l’enfant l’utilisera – ou non – pour affiner sa réflexion personnelle quand il se retrouvera seul à s’instruire par les yeux ou par les mains, beaucoup plus que par les oreilles, finalement. Saisis de craintes légitimes, vous pensez soudain à l’Éducation, avec la majuscule qui sied à son importance, vous cherchez du réconfort idéologique, alors vous songez, émus, à l’Émile, à Jean-Jacques, aux références communes qui vous ont portés toute votre vie, vous vous remémorez, un instant, le chemin parcouru avec un minimum de sens critique et vous vous dites les yeux dans les yeux que, avec vos progénitures, vous avez fait tout ce que vous avez pu, que c’est déjà formidable et réconfortant, des larmes surgiraient presque malgré vous.
Et puis, attablés à la terrasse d’un café, sur un boulevard parisien, vous ouvrez Ainsi nous parle Jean Jaurès, publié aux Éditions Pluriel, un recueil de textes pour certains méconnus, et vous allez directement à la page 221 lire « La part de l’aventure », l’un de ses derniers articles, donné à la Revue de l’enseignement primaire, en mai 1914. L’homme s’y veut pédagogue. Il est d’abord philosophe. Grand philosophe.
Jaurès. S’appuyant donc sur certaines valeurs rousseauistes et revisitant au passage Alain, La Bruyère et surtout Tolstoï en tant que disciple avéré de Rousseau et son « souci passionné d’écarter de l’enfant tout ce qui n’est pas le vrai et tout ce qui n’est pas en harmonie avec les facultés enfantines » avec le risque de n’avoir « à soumettre aux enfants aucune œuvre d’imagination où l’esprit de l’enfant fut vraiment à son aise », Jean Jaurès aborde dans ce texte étonnant la question éducative des méthodes de l’auteur des Rêveries et du Contrat, et s’emploie, si l’on peut dire, à en fixer les limites. Car Jaurès redoute par-dessus tout les effets de certaines théories éducatives qui, par excès d’application, pourraient conduire à « mutiler » ou à « troubler le jeu de l’esprit qui est fait de pressentiments obscurs et d’heureuses audaces comme d’exacte perception ». En guise de métaphore, souvenons-nous de la fillette évoquée par Rousseau, qui, après voir lu la fable le Loup et le Chien, pleurait de n’être pas le loup, bête sauvage certes mais incarnation de la liberté absolue. Jaurès commente : « N’est-ce pas déjà son expérience propre de la vie qui commençait à se marquer par là et n’avait-elle pas senti déjà à sa manière les servitudes de l’existence sociale ? » Et il ajoute : « Si vous surveillez trop sévèrement toutes les émotions obscures, vous appauvrissez l’âme, vous diminuerez le sens de la vie, vous dessécherez toute l’existence. »
Esprit. Adultes, parce que nous en avons la possibilité intellectuelle, nous essayons de déconstruire nos actes passés pour mettre à distance – autant que nous le pouvons – nos pensées dominantes ou hégémoniques, et nous affranchir de tout dogmatisme. Enfants, nous ne percevons pas forcément (sauf exceptions rares) que l’esprit humain est comme la nature, comme la vie elle-même, qu’il procède, écrit Jaurès, « par tâtonnements, par perceptions incomplètes et rectifications successives », que l’intelligence humaine en mouvement, surtout chez l’enfant, ne conduit pas mécaniquement à la précision et qu’elle n’est pas toujours compatible ni avec la nature de l’esprit ni avec les lois de sa croissance. Si les sens attendaient, pour s’exercer, d’avoir atteint leur perfection, et si l’esprit s’interdisait toute anticipation et toute référence aux œuvres humaines dûment enseignées et analysées, l’enfant ne resterait-il pas plongé à jamais dans le sommeil de la pensée ? Oui, Jaurès tente toujours de réunir l’idéal et le possible…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 avril 2014.]
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