samedi 25 juillet 2009

Les vertiges du Ventoux

(Librement inspiré de Tour de France, une belle histoire ?, aux éditions Michel de Maule, 2008.)

Le ventoux. Un massif calcaire tondu comme un moine sur lequel le soleil s'appesantit. De loin, d'où qu'on vienne, du nord, du sud ou d'ailleurs, on dirait un espace lunaire paradisiaque qui vous tend les bras, offrande des dieux oubliés aux hommes d'en bas. Mais de près, c'est un monde en réduction qui crée des personnages à sa démesure. "J'ai plus souffert dans le Galibier, ou l'Izoard. Mais qui s'en souvient ? ", déclara un jour Miguel Indurain.

Le mont Ventoux n'est ainsi ni plus raide, ni plus long, ni plus haut que bien d'autres sommets dressés pour anéantir le plus courageux des cyclistes.

Il y a quelques années, Bernard Thévenet, double vainqueur du Tour (1975 et 1977), confessait dans nos colonnes : "Je n'y ai pas de souvenir particulier. Je dis ça, mais de cette ascension de 1970, lors de mon premier Tour, comme de celle de 1972, je peux presque jurer que j'ai gardé chaque mètre en tête."

Le "mont chauve" impressionne les mémoires. Les torture. Les éclaire. Dressé au-dessus de Carpentras, dans les odeurs de garrigue et de sécheresse, le " géant de Provence " honore encore et toujours, à chaque passage du Tour de France, le mode onirique et nostalgique.


" On y était. "
" Nous l'avons gravi, si, même que je me suis arrêté quatre fois. "
" C'était avec l'Aronde, en quelle année déjà ? "

Livres d'images-mémoire à destination des peuples, à feuilleter en famille - celle du vélo et les autres. Entre le village de Bédoin, hissé à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, et le sommet à 1 909 mètres, 22 kilomètres d'ascension presque ininterrompue avec des raidards à 14 % dans la chaleur du flanc sud.

"Le matin du Ventoux, c'est jamais un matin comme les autres", raconte Lucien Van Impe, vainqueur du Tour en 1976. Et il ajoute, les yeux lumineux, lui le grimpeur originel : "C'est un mélange de peur et d'envie. Le Ventoux est un mythe pour le participant du Tour, et je ne sais pas pourquoi..."

De génération en génération, on se récite les mêmes histoires. Comment, par le versant de Malaucène, celui où, sitôt passé la source de Notre-Dame du Groseau, s'élèvent des rampes sans fin, ou par l'abrupt côté de Bédoin, celui où la route se dresse brutalement au milieu d'une forêt artificielle avant de se perdre dans les éboulis, des coureurs perdent la raison, leurs forces et parfois la vie.

On le dit. Et si, comme l'a écrit Roland Barthes, "le Ventoux est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier", alors ce dieu jalousé et aimé n'accepta jamais qu'on lui dispute son aura.

Elle vint pourtant tardivement sur les routes de la Grande Boucle. Le 22 juillet 1951 exactement. Ce jour-là, le mont renvoie Fausto Coppi en personne à son humanité géniale. Dévasté par la mort de son frère, Serse, il mène une course sinon fantomatique, du moins évasive, de l'autre côté du miroir. Et même l'année d'après, alors qu'il s'est joué du Galibier avec l'aisance des seigneurs, corps magnifique, c'est Jean Robic qui le prive des superlatifs et d'une légende dont il ne souffrira pas.

Le vent souffle. L'angoisse monte en dedans quand commence à serpenter la route, au milieu de quelques pins. C'est dans l'un de ces virages d'ombre et de lumière que Ferdi Kubler avait attaqué en 1955. A côté de lui, Geminiani lui a dit : "Attention, Ferdinand, le Ventoux n'est pas un col comme les autres", conte Raymond Poulidor. Kubler lui a répondu : "Ferdi n'est pas non plus un coureur comme les autres !"

Quelques kilomètres plus haut, le Zurichois franchit la crête et c'est dans la descente qu'il perd pied. "Il a posé son vélo, il hennissait et s'insultait tout seul." Le soir, en Avignon, après avoir abandonné le Tour et mis fin à sa carrière, le coureur délirait encore dans son lit et hurlait devant ses proches : "Ferdi, il est trop vieux. Il a mal. Ferdi s'est tué ! Ferdi s'est tué dans le Ventoux !"

" J'y ai emmené mon fils avec la R 16. Fallait qu'il voit ça une fois dans sa vie. C'était sous Giscard, je crois... "
" Moi, j'ai vu Indurain s'y envoler comme un ange et laisser Eros Poli franchir le sommet en tête, puis gagner à Carpentras. "
" Moi, je n'y ai vu qu'une stèle avec "Tom Simpson" marqué dessus. "

1967. Le 13 juillet, 13e étape. Là où les arbres disparaissent, là où le Ventoux ressemble à la Lune, bien après Chalet-Reynard, il n'est plus que désert de caillasse illuminée par une blancheur chaude. Roger Pingeon grimpait avec un groupe en tête sans savoir qu'il serait vainqueur à Paris quelques jours plus tard. Ce sont ces derniers kilomètres, ceux qui répondent par la violence à la violence des hommes, qui ont tué l'Anglais Tom Simpson.

Le journaliste Pierre Chany l'a écrit : "Simpson monte au ralenti, le regard perdu, la tête inclinée sur l'épaule droite selon une attitude qui lui est familière." La chaleur conjuguée aux produits dopants vont précipiter un collapsus cardiaque qui le jette à terre. Chany : "Deux à trois cents personnes forment un cercle, ignorant sans doute qu'un homme est en train de mourir. Sur la route, une trentaine de coureurs attardés passent sans un regard, trop préoccupés par leur propre souffrance." Point final.


" Devant la stèle, j'ai vu de drôles de boyaux recroquevillés, laissés par des cyclotouristes. "
" Certains y déposent des abricots séchés. "
" On dit que Jacques Anquetil y a pleuré, longuement. Mais c'était Anquetil. "

Pour Raphaël Geminiani, "volonté et maîtrise de soi" sont les deux seules armes pour "gravir la bête". "C'était mon col fétiche, explique-t-il. Bobet et moi, on partait du principe que si c'était dur pour nous, c'était encore plus dur pour les autres." L'homme sait de quoi il parle, pour l'avoir toujours à peu près dompté, en 1951 comme en 1952, ou en 1955, et en 1958, année où il prit le maillot jaune au terme d'un contre-la-montre de légende remporté par Charly Gaul. "Bien sûr, poursuit-il, le Ventoux par Bédoin, c'est terrible car dans les huit premiers kilomètres, on se sent comme un poisson hors de l'eau. Une fois qu'on quitte le bois, on se dit : ouf ! ça va mieux... sauf qu'au sommet le soleil du Vaucluse brûle tout ce qui se présente."

Et que peut en dire Eddy Merckx ? 1970 encore : le " cannibale " s'écroule sitôt la ligne franchie. Comme une vengeance. Le plus beau palmarès de l'histoire de la petite reine avait oublié qu'on ne peut s'octroyer une chose inestimable sans en payer le prix. Victoire, mais plus de souffle pour le Belge. Il chute de l'estrade. Se relève. On le place sous une tente à oxygène, tout comme son dauphin Martin Van Den Bossche.

Les statisticiens diront qu'il tournait les jambes trop vite : 74-75 tours par minute (que dire d'Armstrong, alors ?). Les mystiques diront, moins modestes, que le Géant, humilié par cette jeunesse arrogante, s'était rebellé. "Le feu, j'avais le feu dans la poitrine", pleurera longtemps Merckx, comme s'il fallait que ce souvenir-là et nul autre hante ses sommeils.

Et Thévenet de témoigner : "Moi, j'étais cinquième, c'était ma plus belle place depuis le départ et je m'étais donné à bloc. J'étais sans voix, sans respiration. Moi aussi, je n'aurais pas dit non au masque, mais c'est lui qui a tout eu."

" Mon grand-père a voulu monter avec la Traction : le moteur a explosé à six bornes du sommet."
" J'ai vu des plantes qu'on ne trouve qu'au Groenland. Enfin, il paraît. "
" Au début du printemps, la route lisse est bordée de pylônes jaune et rouge encore couverts de résidus neigeux. "

Et tout là-haut, alors, qu'y voit-on ? Et pourquoi ? Et qu'y ont vu les Jean Robic, Louison Bobet, Raymond Poulidor, Bernard Thévenet, Jean-François Bernard, Marco Pantani et tous les autres, lorsque, seuls, insolents et miraculés, ils ont bénéficié de la clémence du mont ? Lorsqu'il affronta le " géant de Provence " pour la première fois, Louison ne l'avait jamais monté et disait : "Celui-là, il ne faut pas aller le voir !"

Le Ventoux prend. Le Ventoux dispose. Peu importe le statut et les honneurs, le rang et les victoires, là comme ailleurs rien ne remplace les soupirs d'effroi des anonymes. Vertiges.

P.S. Ce n'est peut-être qu'une rumeur, mais à l'endroit même où la stèle dédiée à Tom Simpson se dresse, on dit que le coeur des coureurs augmenterait soudainement de quelques pulsations. Les scientifiques cherchent des explications.


4 commentaires:

Anonymous a dit…

Article très impressionnant de beauté poétique et d'intelligence conceptuelle... Ouah !!!

Anonymous a dit…

Magnifique texte. Rien à ajouter...

Bernard a dit…

Laisser les mots dire les mots...Le Tour arrive encore à créer des morceaux d'anthologie...BLONDIN, DECOIN...même combat !

Anonymous a dit…

C'est vrai qu'il est beau cet article, même en janvier et loin du Tour.