vendredi 17 mars 2017

Paresse(s): les journalistes et la banlieue

Non, le Franc-Moisin, à Saint-Denis, n’est pas une zone de non-droit, comme le disent certains commentateurs par paresse de langage.
 
Saint-Denis. Où l’on reparle de la France des «oubliés» ; celle qui ne se contente plus de mots ; celle qui regarde la dislocation du paysage politique avec autant d’indifférence que de colère, ce qui présage d’une force pour l’histoire dont on ne sait pas encore vers quoi elle basculera. Depuis le 7 mars dernier, les commentaires n’ont pas manqué pour décrire – à la va-vite – les incidents, certains graves, au lycée Suger de Saint-Denis et ses alentours. La cité dionysienne redevenait au fil de reportages salés la «Molenbeek-sur-Seine», décrite ainsi par le Figaro Magazine en mai 2016. Atterré, le bloc-noteur a entendu et lu cette forme de catéchisme faussement républicain s’abattre de nouveau sur «sa» ville, dans la bouche de n’importe qui, surtout ceux sans éthique, comme si rien ne changeait, comme si les intérêts bassement politiques et les folies médiatiques trouvaient leur compte dans le travestissement d’une réalité déjà assez complexe pour ne pas avoir à en rajouter dans la dé (sin) formation, sinon le mensonge. Voici une phrase prononcée dans un JT: «Dans le quartier des Franc-Moisin, les habitants sont des survivants.» Premier rectificatif: il s’agit «du» Franc-Moisin et non pas «des» Franc-Moisin. Second rectificatif: non, ce quartier n’est pas en «guerre» et les habitants encore moins des «survivants» frappés par la seule «insécurité», la seule «montée de l’islam», la seule «absence de vie sereine». Le bloc-noteur, qui a vécu plus de dix ans tout à côté du Franc-Moisin, a la prétention, quoique modeste, de savoir à peu près ce qui s’y passe et que, si la vie n’y est pas «sereine», cela tient moins aux personnes qui l’habitent qu’aux conditions sociales qui s’y déploient. Comme l’écrivait, lundi 13 mars, dans une tribune donnée au Monde, le sociologue et anthropologue des banlieues Marc Hatzfeld, qui a arpenté le quartier durant des années: «Le Franc-Moisin n’est pas une zone de non-droit, comme le disent certains commentateurs par paresse de langage, mais il s’y est inventé et installé, vaille que vaille, comme dans bien d’autres zones sociales, économiques ou géographiques de notre République, une règle coutumière que les autorités politiques et policières ont négociée avec la population et les circonstances. […] Mais l’existence quotidienne fait face.» Comprenons bien de quoi il retourne.
Ici, malgré les efforts considérables et souvent admirables des élus locaux, c’est bel et bien la brutalité de la vie sociale, et rien d’autre, qui a pris le dessus, et a fini par permettre aux citoyens de résister, entre joie et désespoir, dans la part que le pays – pas seulement Saint-Denis, mais bien le pays – leur a réservée. Marc Hatzfeld le dit à sa manière: «Les jeunes y font jaillir des dérivations souples et délirantes du Français normatif, y dansent selon les rythmes venus de la grande Amérique, y rêvent surtout d’une France ouverte à laquelle ils seraient si fiers d’appartenir, si fiers bien que parfois embarrassés.» En somme, les jeunes aspirent à la citoyenneté, pleine et entière. Ce que la République – dont les lumières jaillissent ailleurs – leur refuse.

Abject. Pendant ce temps-là, les puissants tournent la tête, autant par mépris que par stratégie de «choc», défient les juges et les lois, essuient leurs semelles sur leur propre morale privée ou publique, mais promettent la «mise au pas» des jeunes et envoient sans réfléchir leur police d’occupation, censée régler «l’ordre» par la «force» et le bâton. Ce spectacle devient si abject qu’il faut se pincer pour y croire, comme en témoignent régulièrement les élus locaux eux-mêmes. De l’autre côté du périph, on disserte, on insulte, on broie, tandis que la grande pauvreté et le chômage de masse poursuivent leur chemin, laminent les familles et éteignent les rêves. Cette crise sociale paraît hors-sol à ceux qui donnent des leçons de vie en se pinçant le nez. Venir à Saint-Denis coûte pourtant le prix d’un ticket de métro.
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 17 mars 2017.]

Aucun commentaire: