Quand Régis Debray décide d'inquiéter nombre de lieux communs. "Parce que, dit-il, nous nous berçons de mots, toujours les mêmes, et que ces mots nous trompent, surtout quand on s’évite de les définir."
Clarifier. Attention: chef-d’œuvre. Il n’est pas rare que le bloc-noteur fasse la promotion enflammée d’un livre de Régis Debray. Ne lire dans ces mots aucun mea culpa ni acte de faiblesse emprunte d’amitié et d’admiration, puisqu’il s’agit, une fois encore, de promouvoir des idées et toujours des idées. Par les temps qui courent… L’été dernier, les auditeurs de France Culture ont découvert, ébahis, les prestations du philosophe et médiologue, invité au micro pour deux séries de conférences, l’une sur l’histoire, l’autre sur la religion. «Cela m’a permis, écrit Régis Debray, de résumer et clarifier les travaux un peu compliqués que je mène depuis quelques décennies sur nos affaires temporelles et spirituelles.» L’ouvrage que publient les éditions Gallimard, intitulé "Allons aux faits" (244 pages, 18 euros), transcrit pour l’essentiel ces heures d’écoute prodigieuses. Le but: «Inquiéter nombre de lieux communs, ce qui n’est jamais plaisant. Pourquoi? Parce que nous nous berçons de mots, toujours les mêmes, et que ces mots nous trompent, surtout quand on s’évite de les définir.» Ainsi, «La fable historique» et «Le fait religieux» s’en trouvent déconstruits à l’aune de perspectives quelque peu renversées. «L’histoire, ultime recours et suprême pensée? se demande-t-il. Oui, mais quelle histoire? à quelle fin? et avec quels a priori?» Quand Nietzsche distinguait, à son époque, trois sortes d’histoire – la monumentale, celle des pères ; l’antiquaire, celle des érudits ; la critique, celle qui libère du passé –, Debray en ajoute au moins deux autres: «L’aînée de la famille, l’histoire comme “objet d’étude”, pointilleuse et patiente, celle des fouilleurs d’archives, de Thucydide à Fernand Braudel, l’histoire-science des professeurs. Nous connaissons, par ouï-dire, ses oublis et ses lacunes. (…) Il y a une autre histoire encore plus altière, qui regarde nos vicissitudes du haut d’un belvédère, c’est l’histoire “objet de médiation”, celle dont on attend des leçons, des oracles, et même un sens de la vie. Celle des philosophes, de Vico à Karl Marx en passant par Hegel. C’est l’histoire de “l’humanité comme un seul peuple”, “la grande journée de l’Esprit” qui va d’est en ouest, la Bible de l’humanité.»
Croire. Tout y passe. Les héros. La différence entre «la politique» et «le politique», sachant que «la» politique nous cache «le» politique. Les idées. Les injustices. L’art. Les erreurs tragiques de la construction européenne et son contresens symbolique. L’histoire progressiste. Et même le progrès rétrograde.
«Sans la République romaine, pas de Révolution française, écrit Debray, sans “93” pas de Commune de Paris, sans la Commune pas d’Octobre à Moscou, etc.» L’histoire est censée nous découvrir la réalité des choses: à condition de la regarder dans les yeux, sans fausses croyances. «Maintenir en vie ce que notre héritage a de moins animal ne sera donc pas une mince affaire», prévient-il. D’autant que le philosophe nous invite à réhabiliter le verbe «croire», qui recouvre des notions non exclusives aux seules religions. Puisque nous avons besoin «d’un nuancier pour aborder en géographe le continent croyance et ne pas s’y perdre», Régis Debray est là. Pour lui, «l’incroyance absolue est un luxe de légume, on aurait tort d’en abuser, sauf à vouloir sécher sur pied». Une croyance «fait respirer le temps, desserre l’étau du présent». Croire donne donc de l’attente, conjugue les verbes au futur, comme Clemenceau le reprochait tant à Jaurès. Et Debray insiste: «Qui est doué pour la croyance est doué pour l’amour, voyez Aragon, Éluard, Apollinaire. Il est doué pour le relationnel, l’effusion, le coude à coude. (…) Croire, c’est se mettre en mouvement. Sortir de la passivité et de la résignation (…), s’abstraire de son environnement, s’affranchir de son milieu.» Dénonçant ce qu’il appelle la «dérégulation anarchisante», Debray réclame de l’espérance, qui mobilise et galvanise: «On peut d’ailleurs observer que lorsque les idéologies politiques n’ont plus rien de religieux, les croyances religieuses redeviennent politiques.» À méditer.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 octobre 2016.]
1 commentaire:
« Croire c'est espérer, prêter une qualité avec la nuance du doute. Penser c'est construire la possibilité d'action du réel, la mise en oeuvre de la conscience ». Joli article.
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