lundi 9 mai 2011

Venise(s) : la lagune et le Grand Canal en compagnie de Philippe Sollers...

Sollers. Là, sous nos yeux embués d’un soupçon d’émoi, le privilège rare d’un livre entrouvert sur une ville elle aussi ouverte, tellement béante et offerte d’ailleurs qu’il convient parfois de soustraire mentalement les pièces rapportées (nommons-les «touristes») d’un paysage qu’aucune beauté – sauf celle de l’amour ? – ne saurait amoindrir, effacer et encore moins impressionner. Le dernier et somptueux livre de Philippe Sollers, Trésor d’amour (Gallimard), devait être lu et dégusté avec patience et volupté sur les lieux mêmes de sa propre folie, Venise. Cette fois l’heure était venue. Comme une obligation qu’il nous faudrait enfin honorer. Manière de célébrer la littérature incarnée, de fêter la pérennité de la Sérénissime, pas à pas, au détour des ruelles et des impasses, à la recherche des ombres et des présages, guidé par les odeurs des canaux bruissants, perdu par les silences des égarements volontaires, à l’écart des foules piétinantes, là où les habitants, les authentiques, tiennent en respect ceux qui ne font que passer et regarder, sans jamais rien ressentir. Les cordes à poulie où sèche le linge, qui zèbrent un peu partout les fines artères d’une ville labyrinthique, nous rappellent la vie, la vraie vie à l’improbable nonchalance. Oui, Venise est une épreuve à ceux qui l’enlacent et s’y laissent dominer – seule manière pourtant de comprendre qu’ici rien n’est décor, que tout y est mémoire et à-venir dans l’apesanteur d’un autre temps-qui-dure. Sinon, mieux vaut en rester là.

Liberté. Puisque la littérature semble s’ensommeiller 
et que les lecteurs s’y rendent désormais massivement comme ils vont au cinéma, ouvrant des livres pour voir des films (!), Philippe Sollers a choisi le chemin le plus légitime : l’insoumission à l’air du temps et aux codes en vigueur… Se plaçant sous la figure tutélaire de Stendhal, spécialiste du «temps» par excellence, Sollers-et-plus-que-Sollers nous narre l’Amour, le sien, avec une dénommée Minna, et dépeint le Lieu qui hante son existence, Venise, sa Venise, son intime Venise, celle méconnue d’où l’on ne réchappe pas à condition d’y vouloir s’y risquer. Sollers excelle, jubile. Car il n’écrit pas sur Stendhal, il le cite, avec ardeur et dévotion, pour mieux se raconter en romancier en train d’écrire sur Stendhal-et-lui. Magistral tour de force, qui réunit l’amour et les amours – et la littérature comme point d’orgue de la liberté chèrement acquise.

Aller-retour. Stendhal : «L’amour est la seule passion qui se paye d’une monnaie qu’elle fabrique elle-même.» Sollers : «L’amour est une galaxie multiplicatrice d’observations et de sensations, minuscules détails terrestres, poussière et soleil, astronomie ouverte.» Stendhal : «La plus belle moitié de la vie est cachée à l’homme qui n’a pas aimé avec passion.» Sollers : «Comment faire comprendre, au début du XXIe siècle, qu’un homme et une femme peuvent vivre, parfaitement détendus et heureux, dans le plus grand silence ?» Stendhal : «C’est 
un malheur d’avoir connu la beauté italienne. Hors de l’Italie, on devient insensible.» Sollers : «Il y a plusieurs Venise, mais la plus dérobée et la plus secrète est la mienne depuis toujours.»

Gifle. D’un côté la lagune, avec, au loin, la mer et l’évanescent infini pour creuset paternel. De l’autre côté le Grand Canal, avec, en son cœur, les hommes et l’histoire pour cocon maternel. Indissociabilité des extrêmes. Unicité des contraires. Ou comment les Vénitiens, loin des féeries et des gondoles, transformèrent en joyaux ces médiocres îlots et ces bandes de terre aspirées par la vase où les eaux douces des fleuves alpins se mêlent aux flots salés de l’Adriatique. Curieux miracle de la nature forcée par l’ingéniosité de l’homme. D’une magnificence l’autre… Et puis Sollers-Stendhal, comme une joyeuse obsession. Puisque «le beau d’une passion est la quantité d’émotion» (Stendhal), nous découvrons que l'héroïne Minna «ressemble tellement à sa ville qu’elle en est devenue le cœur observable et caché» (Sollers). Et ces mots pour clore l’œuvre : «On sort, on marche un peu dans la nuit, on prend le bateau, l’eau nous enveloppe, tout est velours, tout est gratuit.» Voilà. Tout est verbalisé, signé à l’encre céleste. Rajoutons juste le bonheur simple d’un petit vent frisquet et d’un soleil d’avril ; l’un venant lécher la décontraction apparente et feinte du chronicœur, comme une gifle d’espoir-désespoir ; l’autre s’amusant à réchauffer une âme emportée par la majesté 
d’un monde en miniature qui continue de créer des personnages à sa démesure. Venise. La Venise. Ou plutôt les Venise, pour s’accorder avec Sollers, qui n’a pas d’équivalent pour redire que les amoureux peuvent rompre à Venise – ou se sceller à jamais d’une union dépassant l’intelligence humaine. Au moins, Sollers est révolutionnaire en amour et en littérature, en tant qu’il invente un nouveau monde. Le génie d’un livre et d’une ville.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 mai 2011.]

(A plus tard...)

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais Sollers mélange tout, il fait de Stendhal "le milanais" (cf. sa tombe) un vénitien ! Mais Sollers écrit le même livre depuis dix ans et il ne l'écrit pas, il cite, cite. "Pour se définir lui-même". Ne me faites pas rire : il rédige des Lagarde et Michard de la bien-pensance. Il fait ce dont il accuse les autres : il ordonne de penser la littérature à sa façon, profitant ainsi de l'inculture générale. Sollers a écrit de bons livres. C'était il y a fort longtemps et il les écrivait lui-même. Depuis, il est devenu ce qu'il est censé détesté : un curé bureaucrate de l'édition entretenant une clique néfaste et vomissant des "bouquins" vite faits, mal faits. Il est devenu aussi néfaste que l'inculture dont il se nourrit. Il doit arrêter d'écrire.
Ajoutons, pour faire bonne mesure, que ce malheureux a souvent tout mal compris. Il suffit de lire les lignes qu'il consacre à Debord dans ses déplorables mémoires.
Au reste, s'il donne le goût à certains de relire Stendhal, il ne sera pas si détestable. Mais le prix à payer pour la littérature française est bien lourd.

Anonyme a dit…

Je ne partage pas du tout l'opinion du dernier intervenant, mais il s'agit là d'un débat très intéressant. Pour ma part, je considère Sollers comme un grand "classique", l'un des plus importants de sa génération. Le fait qu'il "écrive le même livre depuis vingt ans" n'est pas pour moi un argument, juste une opinion, voire une insulte...

Anonyme a dit…

A Venise on y court après l'amour, derrière le masque, à la recherche du romantisme et d'une littérature perdue. Et puis à Venise on y court tout court : une belle athlète de haut niveau de ma région, gracile, intelligente, modeste, brillante sportivement et professionnellement (la tête et les jambes!) y a couru au dernier marathon...alors finalement l'admiration que je porte à cette femme anonyme courant dans Venise m'a fait plus de bien que de lire du Sollers...Venise la ville de toutes les excellences?...PAT

Anonyme a dit…

Le "couple" Sollers-Venise n'est pas si ringard que cela et contrairement à ce qu'on pourrait penser, c'est une manière de valoriser vraiment la littérature. En tous les cas, merci à Ducoin d'oser et d'imposer ses choix, malgré les modes et les codes en vigueur, en effet. Ce genre de prise de risque fait du bien à lire, surtout dans l'Huma !!!

Anonyme a dit…

Je suis bien d'accord avec PAT, Venise est la ville de toutes les excellences. Alors, il ne faut pas le taire et JED a eu bien raison de nous faire partager ce moment de privilège, entre lecture et lagune. Chapeau, monsieur le chroniqueur et chronicoeur...
MICHEL