mercredi 4 mai 2011

Abandon(s) : quand les salariés veulent "disparaître" à eux-mêmes...

Suicides. Nous aimerions tous avoir cette faculté prodigieuse d’apprécier que chaque jour soit «comme une grosse goutte de temps, une goutte de soleil bleu et d’encre» pour parvenir à raconter notre «vie de “viveur”», comme l’écrit Philippe Sollers dans son dernier livre (Trésor d’amour, chez Gallimard, dont nous reparlerons la semaine prochaine). Si l’ambition de la tristesse s’avère parfois une condition sine qua non pour savourer les rares moments de grâce de nos fulgurantes existences, il existe autour de nous, souvent muettes et invisibles, des souffrances extrêmes qui en disent plus sur l’état réel de nos sociétés que toutes les analyses sociologiques. Le «monde du travail», puisqu’il faut encore le nommer ainsi, continue de labourer nos consciences. Ainsi le dernier suicide en date chez France Télécom – écrivons désormais Orange, pour ne plus cacher le groupe derrière l’entreprise! La symbolique du «mode opératoire», le geste (l’immolation par le feu) et le lieu (le parking d’un des sites de son entreprise), nous a bouleversés et choqués. Les violences au travail, psychologiques, morales, humiliantes, avilissantes, ont tué Rémi L., lui la victime du désespoir meurtrier, blessure mortelle, suicide du cœur… Chacun, dans son rapport à son activité professionnelle, entretient un lien singulier aux outils, à la répétition de ses gestes, aux espaces topographiques qui tiennent lieu de vie imposée, à ses collègues, à la temporalité même, voire à la finalité des actes plus ou moins consentis et/ou assumés, face à sa propre histoire, à ses connaissances et ses acquis, ses repères, ses références, sa conscience, sa volonté, ses doutes, etc. Les suicides sont-ils autre chose qu’une certaine traduction de cette osmose? Le travail est le «lieu» (parfois hors-sol) du «pacte» passé avec sa propre activité, une espèce de message scellé dans son propre corps, comme «faire corps» avec son activité dans une liaison «amoureuse», nécessairement «amoureuse». Alors? Le suicide est la signature d’une rupture de ce pacte. Dès lors le suicide n’est plus «vouloir mourir» mais bel et bien «vouloir disparaître». Dit autrement : si mon activité meurt (parce qu’on la violente, parce qu’on la dévalorise, parce qu’on la nie), je meurs. Si je ne peux plus m’aimer (au cœur de ce que je suis, de ce que je sais faire, de ce que je connais des règles de l’art du métier), alors je ne suis plus rien.

Culture. Chaque suicidé paraphe par son sang l’arrêt de mort d’une certaine idée du monde. Véritable tournant historique : le travail peut tuer non seulement par accident ou par maladie professionnelle, mais il peut aussi contraindre à se tuer soi-même. Sinistre retournement du travail contre la civilisation, la culture et la vie… Chaque souffrance au travail nous parle d’un monde axé sur la gestion et la rentabilité, où la sauvagerie 
du chacun-pour-soi tend à effacer la qualité fondée sur la coopération. Souvenons-nous: «La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?» disait avec cynisme Laurence Parisot. La patronne du Medef signait sa feuille de route. En cette époque nicoléonienne où tous les salariés sont menacés d’être dissous dans l’acide financier, le déséquilibre régente tout et avec lui la conception immanente et mercantile des apprentissages humains, livrés au bon vouloir d’une domination libérale versatile, au profit d’un système culturel global et hétérogène d’une immense et perverse ampleur… Car cette culture (en tant que mode de vie) guide chacun de nos choix, sociaux, politiques, esthétiques, spatiaux, émotionnels, amoureux, etc. Paul Valéry voyait juste: «Le corps social perd tout doucement son lendemain.»

Ouvriers. Et pendant ce temps-là? L'électorat populaire semble se tourner massivement du côté du Front national. Selon un sondage Ifop, si l’élection présidentielle avait lieu ce dimanche, la fille Le Pen, qui reste l'ennemie mortelle des travailleurs, obtiendrait 36% des voix des ouvriers, soit 4 points de plus que l’UMP et le PS réunis (15% et 17%)… Un désastre prévisible? En 2007, Nicoléon était arrivé en tête du vote ouvrier au premier tour avec 26% des voix, contre 25% pour Royal et 16% pour le père Le Pen. Des électeurs séduits – puis abandonnés. Des promesses sociales – puis une perte de confiance envers 
la politique… Le symptôme ? Cette progression du FN révèle une double réalité : la rupture de la droite avec une série de valeurs républicaines ; l'incapacité désormais chronique de (toute) la gauche de s’adresser aux classes populaires avec crédibilité. Les mots ne suffisent pas pour «parler» au peuple. Dans ce climat d’involution et de retour aux années 1930, le pire est donc possible. Mais le meilleur aussi. Répétons-le : qui aurait parié à l’aube de 1936, en pleine dérive fascisante, sur l’émergence d’un Front populaire massif, dans la rue comme dans les urnes ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 avril 2011.]

(A plus tard...)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Petite merveille d'intelligence journalistique. Débuter sur les suicides au travail et finir par l'escroquerie Marine, du grand art. Vraiment du grand art !!!

gerard metivier a dit…

Toujours admiratif des chroniques que je lis le vendredi dans l'Humanité, tant pour la qualité désormais rare de l'écriture que pour l'intelligence des points de vue que JE Ducoin y expose, j'ai cette fois été déçu, mais uniquement sur le fond: Je crois que ce n'est pas la dureté de l'exploitation qui soit la cause des suicides constatés ces temps ci dans le monde du travail (à voir ailleurs et/ou en d'autres temps elle est bien pire). C'est l'isolement, l'individualisation, et surtout la perte de conscience collective de son identité d'exploité et des moyens de son expression qu'est le parti de lutte de classe, qui enferment l'individu dans une bulle individuelle embrouillée, sans repère, sans issue, sans avenir, où l'on ne peut que penser que l'on est soi-même coupable de sa propre souffrance par un manque de valeur et d'adaptabilité à son environnement; C'est en quelque sorte la disparition du parti communiste et d'une CGT de combat de classe qui tue les salariés les plus privés de cette conscience de classe qui autrefois leur donnait fierté dans la pire adversité; les sondages du vote ouvrier en faveur du Front national ne dit que cette quête déserpérée pour une représentation collective. Pour ce qu'il reste de communiste, il est grand temps d'achever le deuil de l'Urss et de revenir avec des convictions neuves "aux fondamentaux" révolutionnaires.

Anonyme a dit…

Le suicide par et pour le travail est une nouvelle forme sacrificielle des temps modernes et une expression du mal-vivre des salariés dans un monde professionnel en pertes de repères collectifs (tout passe par là, il faut lutter ensemble..). Comment ce monstrueux pouvoir des dirigeants d'entreprises a-t-il pu produire ces faits atroces dignes des bûchers du moyen-âge? comment ce management a-t-il réussi à anihiler jusqu'à l'instinct de conservation? il faut que les révoltes viennent de l'intèrieur de toutes ces entreprises où l'on détruit par le travail...des révoltes collectives, syndicales et puissantes...les centaines de salariés marchant sur Bordeaux pour Rémi m'ont rassurée...c'est le temps du silence mais un jour le bruit et la colère seront plus forts que la mort et produiront (partout où le travail tue) l'union contre cette barbarie...s'il le faut pour que ça cesse...PAT