lundi 22 novembre 2010

Frontière(s) : quand Régis Debray ose l'éloge incertaine...

Debray. «Je viens pour ma part d’une terre ferme, toute ridée d’histoire, d’une Europe fatiguée d’avoir été longtemps sur la brèche, qui pense aux vacances et rêve d’une société de soins.» Dès la première partie de son nouveau livre, Éloge des frontières (Gallimard), qui reprend le texte d’une conférence qu’il donna à Tokyo en mars 2010, Régis Debray éprouve le besoin de re-sédimenter son propos, replaçant dans l’histoire (la grande mais également la sienne) le sens des mots qu’il nous livre sans sommation. Une fois n’est pas coutume, l’essentiel n’est plus seulement le récepteur (nous) mais aussi l’émetteur (lui). Par l’érudition au service de l’audace, le philosophe-médiologue nous bouscule encore et nous ne sortons pas indemnes de cette lecture… Le bloc-noteur, reconnaissant, n’éprouve aucune honte à arpenter le chemin ainsi défriché… Que veut donc nous dire Régis Debray ? Voici le postulat : «En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit “sans frontières”. Et si le sans-frontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté ?» Vacarme dans nos têtes d’internationalistes invétérés… Debray insiste : «En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d’autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant.» Quelques éditocrates continueront d’affirmer que le philosophe «rame à contre-courant», lui, l’«amoureux des vieilles lunes» (sic). Qu’importe. Pour ramer à contre-courant, encore faut-il qu’il y ait courant dominant…

Guérilla. Debray le sait : par aveuglement du présentisme, la mondialisation des techniques et des échanges permet l’hégémonie de la globalisation (la gouvernance globale). Par devoir envers l’à-venir, par goût du combat, il distille du doute. «Puisqu’il faut tenter de vivre, écrit-il, relançons la guérilla. Face au rouleau compresseur de la “convergence”, avec ses consensus, concertations et compromis, ranimons nos dernières forces de divergence – travers et malséances, patois et traducteurs, danses et dieux, vins et vices» (p.87). «L’esprit fort de mon canton, qui a remplacé le “hourra l’Oural” par un “vive la ville-monde”, se croit en avance. J’ai peur qu’il ne soit en retard d’un retour du refoulé» (p.19). Comment ne pas être troublé ? «La douleur elle-même, dans nos sociétés tarifées et chronométrées, ne fait plus cortège, mais désordre» (p.86). Tout ce qui vit, en effet, a besoin d’être circonscrit, a besoin de membranes, de délimitation. Le définir, c’est «dire» la vie – sauf à refuser la contrepartie de ce que l’on veut, la diversité…

Collectif. «Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, disait Paul Valéry, c’est la peau.» Debray pousse son avantage : «La vie collective, comme celle de tout un chacun, exige une surface de réparation. Emballage d’abord. La profondeur suit, comme l’intendance» (p.37). Et alors ? Où veut-il en venir ? «À quoi sert la frontière en définitive?», demande-t-il. «À faire corps», répond-il. «Le prétendu combat du clos contre l’ouvert, tandem en réalité aussi inséparable que le chaud et le froid, l’ombre et la lumière, le masculin et le féminin, la terre et le ciel, continue d’amuser notre galerie» (p.62). Et s’il fallait n’évoquer que notre vieux pays, posons à Régis une question en forme de controverse : la France est-elle une personne ou un corps collectif ? Façon gaullienne ou façon jacobine ? Sanctuarisée ou sacralisée ? Identitaire ou universelle ? Si la mondialisation provoque une balkanalisation inattendue, devons-nous assister oui ou non au retour des géographes et de la géographie ? Le vivant a-t-il horreur de l’indifférencié ? La peau est-elle toujours poreuse ? Et la frontière, est-elle vraiment ce «vaccin contre le mur», une manière de dire modestement «je ne suis pas partout chez moi» mais «vous êtes les bienvenus» ?

République. Autant de questions complexes. Auxquelles il convient d’ajouter celle-ci : l’éloge des frontières ne risque-t-il pas de déraper vers l’apologie des identités ? Debray s’en défend : la frontière est au contraire reconnaissance de «l’autre», meilleur ami du cosmopolitisme. «C’est comme s’il existait une sagesse du corps, le social y compris, comme si le besoin d’appartenance avait son thermostat caché. Quand on ne sait plus qui l’on est, on est mal avec tout le monde – et d’abord avec soi-même» (p.58). Ou encore : «Quiconque manque de se reconnaître un “dessus” n’assume pas son “dehors”. Ne tolère pas jusqu’à l’idée d’avoir un dehors. Et ignore donc son “dedans”. Qui entend se surpasser commence par se délimiter. L’Europe a manqué prendre “forme” : ne s’incarnant dans rien, elle a fini par rendre l’âme» (p.64). Et puis : «Il est des pays-entreprises où, par un américanisme mal compris, le réagir tient lieu d’agir et où la soif de modernisation fait la chasse au moindre cérémonial comme à du gaspi. Confondant décorum et décoratif, le contrôleur de gestion taille dans les dépenses de protocole aussi sûrement que dans les crédits de la culture» (p.87). Au fond, et si Régis nous parlait alternativement d’un pays proche (la France) et d’un monde lointain (l’idée républicaine universelle) ? Claudel disait : «Rien ne s’ouvre que pour se refermer.» Malicieux, Debray nous suggère : rien ne se ferme que pour se rouvrir…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 novembre 2010.]

(A plus tard...)

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Voilà de quoi réfléchir - encore. Le couple Debray-Ducoin ne nous offre décidément aucun répit !!! Façon de parler... Merci pour ces moments de lecture qui ne laissent pas indifférents...

Anonyme a dit…

Debray sait nous surprendre : Régis DEBRAY = "Eloge des frontières" dans cette balkanisation qu'est la mondialisation et à la veille de tremblements d'importance, n'ayons pas peur des fondements, il n'y a de vie que circonscrite, ce qui veut dire aussi que nous ne sommes pas partout chez nous.
Régis DEBRAY le dit : "la frontière est le bouclier des humbles". Il va encore + loin : le sans frontière, c'est l'idéologie du riche et du fort...

Anonyme a dit…

C’est un bel exercice que nous fait Régis Debray mais ce n’est qu’un exercice. Sûrement qu’à la fin on y arrivera à un monde sans frontière, sans peau et aussi peut-être sans âme ?
yh

Anonyme a dit…

Oui, bel exercice de style et de pensée, mais profitable !!! Régis Debray est aussi un métaphorique et pratiquer comme il le fait l'éloge des frontières c'est pour mieux dire le contraire, en vérité. Le grand Républicain qu'il est le sait : c'est par la République dans ses frontières puis étendue plus loin que vient l'universalité et l'idéal d'égalité. Il nous conseille donc de repartir par nos bases, avant d'aller plus loin...
Merci à Ducoin pour ce moment de lecture.
M.C.

Anonyme a dit…

Oui M.C., mais c’est toujours le même thème sous une forme différente. Quand on regarde bien que voit-on ? Une théorie de fin du monde, une eschatologie de plus. Non, c’est lassant à la longue, l’illusion elle fait long feu ! Disons que c’est une métaphore inachevée !
Si cela vous dit il est possible que nous soyons condamnés à la répétition ! Pour ma part je préfère la JOIE à tous ces exercices d’intellectuels qui prennent le lecteur pour un psychanalyste.
yh

Anonyme a dit…

Oui, Y.H., tu as bien raison, je vois bien que ce n'est pas faux ce que tu dis là. Néanmoins, c'est tellement vivifiant dans cette époque où tout se vaut et où tout est possible, que, après tout, ne laissons pas passer les instants de réflexion intense ! Entre nous : la gauche en a bien besoin, non ?
M.C.

Anonyme a dit…

encore un article élogieux de ce livre prétentieux, pédant, étalage d'un son savoir encyclopédique.
Mais ou puis-je en trouver une critique négative ?