jeudi 5 septembre 2019

Antisémite(s)

Yann Moix, une jeunesse française.

Nausée. L’affaire Yann Moix – surgie dans la torpeur de fin août comme un coup de semonce médiatico-culturel dont la France des Lettres a le secret – ne se limite pas à une guerre de tranchées familiale, ni à la question du repentir possible face à des «erreurs de jeunesse». D’autant que l’intéressé maîtrise mal la cadence et la sincérité de ses mea culpa. À la suite des révélations de l’Express, n’oublions pas, en effet, qu’il lui avait déjà fallu s’y reprendre à deux fois avant d’avouer qu’il était bel et bien l’auteur non seulement de dessins, mais aussi de textes publiés dans un petit magazine étudiant, Ushoahia, à tendance négationniste et ouvertement antisémite. Une petite semaine avant cette tempête, Grasset avait publié le nouveau livre de Yann Moix, Orléans, dans lequel il raconte en détail sa supposée enfance martyre, aussitôt niée par son père, puis surtout par son frère. En quelques jours à peine, l’écrivain venait de passer de candidat au futur Goncourt au statut, peu enviable, d’auteur de dessins et de textes antisémites dont la lecture donne la nausée. Car, venant d’un donneur de leçons de morale sur tout et n’importe quoi, nous sommes très loin de la «bande dessinée». Après avoir menti et dissimulé ces abjections, tout autant que ses anciennes fréquentations – Frédéric Chatillon, Marc-Édouard Nabe, Alain Soral, Robert Faurisson –, voilà Yann Moix mis au jour sur des faits de jeunesse (certes) et contraint à une grande scène de repentance publique. Comme l’a écrit cette semaine l’écrivain Marc Weitzmann, «on est ainsi passé (…) du révisionnisme familial au révisionnisme tout court». Le fond rance de ce pays, toujours recommencé. Auquel nous devons ajouter l’environnement germanopratin, favorable aux amitiés obscènes et faussement subversives dont Moix peut se revendiquer. Weitzmann précise: «C’est l’histoire d’un jeune provincial dont l’arrivisme et le goût pour l’abjection vont rencontrer un certain air du temps.» Ce qui le conduira à préfacer l’étrange livre de Paul-Éric Blanrue, le Monde contre soi. Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme (éd. Blanche), qui, « sous couvert de défense des juifs, n’est rien d’autre qu’une apologie complotiste de l’antisémitisme à la façon d’Édouard Drumont», comme l’a expliqué l’historienne Élisabeth Roudinesco dans une tribune donnée au Monde. Dans cet ouvrage, Blanrue dresse la liste des vrais antisémites : Moïse, Isaïe, Spinoza, Lévi-Strauss, Clemenceau, Freud, Einstein, Stefan Zweig, Zola, Proust, Pierre Assouline, etc. «A-t-il regretté d’avoir rédigé cette préface ? demande Élisabeth Roudinesco. Pas vraiment, même s’il affirme ne plus fréquenter Blanrue. Lequel dit le contraire. (…) Accuser les juifs d’être responsables de leur propre persécution, voilà un des thèmes majeurs du discours antisémite. Et ce n’est pas en se déclarant philosémite, lecteur du Talmud, amoureux du judaïsme et d’Israël, que l’on parvient à s’extirper de la boue antisémite.»

Arrangements. La surréaliste prestation de Moix chez Ruquier, dans On n’est pas couché, sur France 2, a comme parachevé un processus bien établi rive gauche: dénoncer à la marge le passé de l’auteur – qui a de nouveau eu tendance à minimiser sa participation à coups de petits arrangements avec la vérité – tout en assurant la promotion de son livre. Une mécanique qui en dit long sur le fonctionnement d’un certain monde éditorial et journalistique, qui, en s’érigeant en arbitre d’une morale à géométrie variable par le spectacle et l’entre-soi, alimente le moulin à eau de la pire frange de l’extrême droite française. Elle éclaire aussi les compromissions d’un certain milieu littéraire, qui, au nom de l’esthétique, se dispense de penser politique et de «faire histoire». Le bloc-noteur n’en revient toujours pas: certains, évoquant un «péché de jeunesse», sont même allés jusqu’à comparer Moix avec le grand résistant Daniel Cordier. Tout est donc possible. Même la bénédiction de Bernard-Henri Lévy, pourtant violemment visé par les caricatures et les textes du jeune Moix, mais mentor de longue date de ce dernier, qui lui a accordé son «pardon  en raison d’un «changement de l’âme, une conversion intellectuelle». En somme, Yann Moix serait victime d’un complot de l’extrême droite. Ses anciens amis auraient profité de la sortie de son livre pour divulguer le secret de son passé antisémite. On croit rêver.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 septembre 2019.]

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