Penser. Une campagne électorale – étouffante et éprouvante – vaut bien des sports
de combat entre penseurs. Y mettre des idées, du nerf, du courage et de
l’esprit. Surtout de l’esprit. Non comme une flânerie désinvolte, mais bien
comme une philosophie de vie appliquée à la matière vivante, la plus belle qui
se puisse imaginer, même par les temps qui courent : la politique. Dimanche
dernier, en regardant le meeting de Jean-Luc Mélenchon, à Châteauroux, par-delà
l’émotion des mots choisis et des thématiques empreintes de fraternité et de cette
envie d’en découdre, le bloc-noteur se prit à rêver que toute citoyenneté dans
l’ordre de la transmission des concepts et des représentations devienne assez semblable.
Un orateur, des gens pour écouter la structuration d’un programme, jusque dans
le détail du réel existant et possible. L’intelligence du propos au service de
démonstrations où l’«émetteur» transforme les
«récepteurs» en êtres conscients de ce qu’on leur propose, sans que
la théorisation ne se veuille jamais ni parfaite ni définitivement achevée. Et
même si nous pouvons ne pas être d’accord sur tout, cette envie de bouffer les
idées les unes derrières les autres ressemblent à s’y méprendre à un parcours
initiatique référencé que tout individu souhaiterait visiter pour se grandir à
l’heure des choix démocratiques. En vérité, une formule tutélaire flottait ce
jour-là dans cette salle éveillée, une formule à laquelle personne ne songeait
vraiment, pourtant elle était là, frappante d’évidence, car elle rendait son noble
art à la politique: Sapere Aude (Osez penser).
Résistance. Il n’y a rien d’élitiste dans cette histoire.
Juste de l’appropriation collective: réfléchir ensemble, échanger, construire,
s’élever. Comme l’expliquait l’autre jour l’historien Jean-Yves Mollier dans
«ActuaLitté, les univers du livre», avec un enthousiasme contagieux
alors qu’il parcourait les allées du Salon du Livre de Paris en apostrophant
les visiteurs: «Quand les
sciences humaines étaient sports de combat, Messieurs-dames, on y va! On pense
par soi-même!» A une poignée de jours du premier tour
de l’élection présidentielle, l’homme ne convoquait les sciences humaines par
hasard. «Ces dernières opposent une
résistance, et mène même une lutte avec la réalité», précisait-il,
venant à citer Pierre Bourdieu quand celui-ci évoquait la sociologie «qui n’est pas destinée à faire
plaisir». Tout ne serait-il donc qu’à réinventer? Tout ne devrait-il,
ainsi, valoir que déconstruction permanente? Puisque le débat suscite la
controverse et que Jean-Luc Mélenchon en personne n’y échappe pas, c’était
comme si ses digressions de fin meeting, à Châteauroux, venaient serpenter sur les
chemins de la plus haute philosophie, conviant, sans les nommer, les Bourdieu, Lévi-Strauss,
Foucault, Barthes, Castoriadis, Deleuze et autre Derrida ou Debray, tous ceux
par lesquels notre intelligence contemporaine se souleva au-delà de nous. Que
le candidat de la France Insoumise nous pardonne. La faute lui revient. S’il
nous convie, souvent, à mépriser l’air du temps et les minables logorrhées que
nous infligent les médias dominants, alors oui, nous puisons quelquefois grâce
à lui dans les grands livres des Illustres pour mieux inspirer l’à-venir. Toute
refondation nécessite des bases solides ; toute déconstruction de la
fabrication des élites ou du savoir réclame de l’invention. Telle sont les deux
premières marches d’une révolution citoyenne. Voilà pourquoi nous sommes
résolument avec «Les Héritiers» de Pierre Bourdieu, avec «La
Grammatologie» de Jacques Derrida. Cela pourrait presque
suffire à notre bonheur. Celui de retrouver «la» politique, la
vraie, afin d’achever la crise de régime en redonnant du sens à l’action
politique. Pour ne pas douter que le conseil de Kant, repris d'Horace,
«Sapere Aude», soit toujours bien vivant.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 avril 2017.]
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