Incertitudes. Le vivre-ensemble ne s’invite pas, comme la vie, l’amour, la mort, par effraction. Chacun le sait : nous vivons une période tellement inédite – crise de civilisation, crise économico-globalisante, crise morale, crise sociale, crise politique, etc. – que nulle expérience ne peut nous servir de point de repère, encore moins de modèle pour déconstruire ce temps qui est le nôtre et joue contre nous. La montée des incertitudes explose, et avec elle, disparaît peu à peu la manière jadis homogène d’entrevoir un «destin social» et de participer pleinement à l’élaboration d’un «en-commun» dont nous étions tous plus ou moins les légataires, quels que soient nos rôles respectifs, nos statuts, nos classes sociales. Sans oublier que la nouvelle conjoncture du «monde du travail» et de «l’emploi» creuse les disparités et frappe le plus gravement les catégories déjà placées «au bas de l’échelle sociale», accroissant leur subordination, attisant leurs inquiétudes. En découle une multiplication des divisions, comme le montre un sondage réalisé par Ipsos pour le Conseil économique, social et environnemental (Cese), qui organisait cette semaine le 4e Forum du vivre-ensemble. Deux chiffres nous frappent. Le premier effraie: 61 % des sondés considèrent que, aujourd’hui, ce qui sépare les Français est plus fort que ce qui les rassemble. Le second revient au fond: la «violence économique» est le premier ferment des divisions (pour 40%), puis l’accroissement des inégalités (pour 37%), loin devant les extrémismes religieux (pour 29%).
D’où la question: comment s’organiser et imaginer l’à-venir dans ce moment si singulier de notre histoire, face à l’équilibre instable d’une vie collective détraquée par le libéralisme à tous les échelons, qui provoque le retour des pensées binaires, le «oui», le «non», le «bien», le «mal», livrées sans nuance ni raisonnement? S’engager dans la vie-réelle possède pourtant un puissant double sens, qui ne tient pas du hasard: se mettre au service d’une cause commune et bloquer son agenda sur cet unique horizon-là. Un être humain seul n’est pas «viable» ; sans altérité, il meurt et cesse de devenir l’être-mis-en-société. Le vivre-ensemble se prépare, s’organise, se régule, il suppose « de la » politique. Au sens le plus fondamental. Aubenas. Histoire précisément de jeter un œil acerbe et lucide sur cette société – vous savez, celle «d’en-bas», dont se délectent les hiérarques d’en-haut –, invitons à la lecture du dernier livre de la journaliste du Monde Florence Aubenas, En France (éd. de L’Olivier), recueil de reportages publiés entre 2012 et 2014. Voici la description implacable et saisissante d’un pays asphyxié par la perte de ce vivre-ensemble, tétanisé par la précarité. Les scènes rapportées en disent plus que de longs discours savants et dépeignent un pays malade et forcément maladroit devant le risque d’atomisation sociale qui bouffe tout, telle une gangrène. S’enfoncer de la sorte dans les entrailles d’un corps social ayant déjà dépassé le stade de la blessure, comme on ausculterait un corps perdu à la vie, a bien sûr quelque chose d’éprouvant, mais, derrière la mise en abîme crépusculaire, nous découvrons, pas à pas, le portrait d’un bout du monde qui peut paraître éloigné : mais c’est le nôtre. Florence Aubenas nous recadre: «Ce n’est pas la France profonde, c’est la France, tout simplement, et la périphérie c’est Paris!» Ce monde si proche et si lointain nous fait peur, car il est en train de nous échapper à sa réalité. Mondialisation, chômage, sentiment de déclin et de déclassement, horizon bouché, émancipation oubliée, rupture intergénérationnelle, avenir perçu comme survie et non comme espoir… Ou comment le sentiment d’injustice sociale submerge toute autre considération. Pour le pire? Ou le meilleur?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 décembre 2014.]
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