jeudi 9 octobre 2014

Conteur(s): on achève bien les poètes...

La mésaventure "administrative" d'Yvon Le Men. Ou comment assassiner la création.

«Tout une histoire  / à cause d’un mot / les mots qui fondent les histoires / pour nous / font des histoires / entre nous.» Connaissez-vous Yvon Le Men? Auteur, poète, conteur, le Breton parcourt depuis quarante ans les réunions publiques, les festivals, les écoles, les médiathèques. Par la voix et le talent, partout il divulgue l’art majeur d’une langue noble et rare, et transmet tant de mots qui soufflent dans l’encoignure de nos heures sombres que leur musique se transforme en fragments intemporels d’autant plus importants qu’ils peuvent nous libérer des entraves du quotidien. À Lannion où il vit, il a créé, en 1992, les rencontres intitulées « Il fait un temps de poème ». 

Étonnant voyageur de son état, et fier de l’être, il travaille au festival du même nom avec son ami l’écrivain Michel Le Bris et, de Saint-Malo à Bamako, de Sarajevo à Sao Paulo, il s’est imposé en passeur des poètes et des écrivains. Pas un seul village breton où il n’ait pas dit de la poésie : Yvon Le Men traîne avec lui un bout d’humanité indispensable par les temps qui courent. Mais il arrive que l’histoire – avec un petit « h » – rattrape parfois à coups de crocs ceux qui n’ont rien demandé. Nous parlons là d’« histoire », certains écriraient plutôt l’« administration », sauf que, par principe, nous refusons de dénigrer l’administration en tant qu’institution, car ce n’est pas l’institution elle-même qui est en cause mais bien ce qu’il est advenu d’elle au fil des contre-réformes successives. Dans une France tourmentée par la violence et l’atomisation sociales, le verbe est souvent la plus magistrale expression du courage. C’est exactement ce qui a été reproché à Yvon Le Men. 
Sa mésaventure tient de l’improbable. Ne vivant pas de ses droits d’auteur malgré des dizaines d’ouvrages publiés et traduits dans une douzaine de langues – poètes maudits, vos textes ne paient plus ! – notre homme était affilié depuis 1986 au régime des intermittents. Jusque-là, aucun problème, puisqu’en 1998 il avait même obtenu un statut de « poète-interprète ». Et puis, patatras. À quelques années de faire valoir sa retraite, ce que l’on appelle pudiquement « la machine administrative » a fini par s’enrayer. Première étape : un responsable de Pôle emploi l’informe qu’il ne percevra plus d’indemnités. Deuxième étape : on lui apprend que certaines de ses prestations correspondraient à un travail de « conférencier » et non d’artiste. Troisième étape : il se voit radié du régime des intermittents. Quatrième étape : Pôle emploi finit par lui réclamer un trop-perçu d’indemnités de près de 30 000 euros… Voilà les faits, qui ne traduisent qu’imparfaitement l’ampleur de cette situation ubuesque. Car, pour l’instant, les recours administratifs d’Yvon Le Men sont restés sans suite. « Poète-interprète » ne serait pas un métier de l’intermittence ? Même si, dans le cas présent, il s’agit de poétiser les scènes et l’âme des citoyens ? Un mot manque dans les textes officiels, et tout dysfonctionne. « Pôle emploi veut mettre les conteurs à zéro », clame l’intéressé. 

De cette mésaventure, Yvon Le Men a tiré un livre-poème, admirable, intitulé En fin de droits (éditions Bruno Doucey), illustré par des dessins de Pef. « Quand on a connu la pauvreté pendant longtemps et qu’elle menace de revenir, notre corps s’en souvient. Je ne t’ai pas oublié, tu reviens avec le froid qui tombe trop tôt ; les bonnes nouvelles, trop tard », y écrit-il en préambule. Depuis le début de ses mésaventures, l’association Étonnants Voyageurs a lancé une pétition de soutien pour que le poète retrouve « son statut d’auteur interprète, artiste du spectacle, ambassadeur d’une littérature vivante ». Afin aussi de chasser l’horreur d’une expression infâme, « fin de droits », devenue une norme et non plus une exception pour des millions de Français. « Un pôle / comme pour nous dire / où aller / où chercher / du travail / de l’emploi. » On achève bien les poètes. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 octobre 2014.]

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