Préjugés. Il n’y a aucune honte, parfois, à exprimer des sentiments d’ambivalence. Surtout quand il s’agit de parler sérieusement, très sérieusement même, d’un film à vocation comique qui submerge les salles obscures de rires si consensuels qu’il fallait le voir pour le croire – moins pour juger de la qualité de l’œuvre supposée que pour tenter de percer les secrets d’un « phénomène de société ». Comment des millions de Français, alors que leur pays se trouve en situation d’atomisation sociale, parviennent-ils à se retrouver autour d’un film au titre évocateur, "Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?" et d’un scénario sorti de la tête d’un gamin de dix ans? L’histoire résumée a en effet tout du gag: un couple catholique de Chinon (Christian Clavier et Chantal Lauby), très vieille France, voit ses quatre filles épouser successivement un juif, un Arabe, un Chinois et un Noir. À l’exposé des faits, vous vous seriez dit d’emblée qu’il était impossible qu’on puisse produire un tel film, en 2014. Non seulement vous auriez eu tort, mais vous seriez passé à côté de ce qui va devenir l’un des plus grands succès de l’histoire du cinéma français.
La comédie réalisée par Philippe de Chauveron pose un principe: amusons-nous des préjugés racistes des uns et des autres, histoire de mieux les dénoncer en les renvoyant dos à dos. Le réalisateur va même plus loin, affirmant que «les enfants d’immigrés souffrent de ne pas être reconnus comme Français et que les Français de souche souffrent qu’on les prenne pour des racistes». Deux questions devraient donc s’imposer à tous. Première question, importante, vous le comprendrez: le procédé utilisé est-il une manière efficace de lutter contre les clichés? Notre réponse sera sincère: oui, plutôt, car de ce film, roublard et huilé comme les meilleures prestations de stand-up, surgit une forme d’optimisme qui laisse accroire que, décidément, dans cette République de l’assimilation et de la compréhension de la différence, rien ne se disloque jamais et que tout s’invente à la mesure du vivre-ensemble. Hélas, la seconde question s’avère plus importante encore: ce genre de mécanique filmée entièrement tournée vers le grand public (ne lisez aucun mépris dans cette expression, bien au contraire) ne risque-t-elle pas, en revanche, de banaliser la parole raciste et xénophobe, dans la mesure où elle suscite amusement et pensées décomplexées?
Marseillaise. Car tout de même. Que reste-t-il après l’exercice des zygomatiques quand tout se termine forcément bien dans le meilleur des mondes (c’est du cinéma avec happy end) et que le poids des communautarismes s’est effacé derrière les mariages mixtes et la réussite de tous? Une impression de malaise, qui, vous ferez l’expérience, grandira de jour en jour après le visionnage. Le message caché vous sautera même aux yeux comme une évidence et vous aurez alors presque honte d’avoir participé à une orgie collective digne d’Hortefeux et de Besson, en accréditant l’idée, à votre corps défendant, que l’immigration n’est pas un problème à condition qu’elle soit choisie et forcément issue des milieux sociaux favorisés, ce qui est le cas, vous l’avez deviné, de tous les personnages principaux de ce long-métrage. Une scène pousse d’ailleurs la logique jusqu’aux extrêmes. Trois des futurs gendres (l’Arabe, le juif et le Chinois) entonnent la Marseillaise avec leur beau-père, dans le fumoir feutré d’un château de Touraine. Ils sont là, tous à l’unisson, et l’hymne ne devient plus seulement la bande-son promotionnelle d’un film qui cachetonne mais bien l’acte fondateur du devenir français, marque nostalgique d’une nation fantasmée, post-nicoléonienne et identitaire. Se moquer de tout est parfois une bonne nouvelle. Ou pas.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 mai 2014.]
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