Conscience. Les rêveries de gauche, propres aux commentaires très «égo-histoire» dont raffolent les promeneurs solitaires qui négligent l’essentiel pour se contenter du minimum vital – vous savez, ceux qui s’entendent dire sans y prêter attention: «Ça pourrait être encore pire» – ne sont plus vraiment d’actualité, chassées par les affres de la réalité. Nos pros socialistes de l’action publique, mués en technocrates de la haute, se demandent-ils encore, précisément, s’ils «font» cette histoire en cours, s’ils la «fabriquent» encore, s’ils y «participent» activement, ou bien s’ils la «subissent» si passivement qu’ils connaîtront tôt ou tard le destin des feuilles mortes poussées par les vents? L’autre soir, un conseiller ministériel se lamentait: «Entre 1980 et 2007, le salaire moyen n’a progressé que de 0,82% par an, mais de 40% pour le cadre supérieur et de 340 % pour les seigneurs du salariat.» Et il ajoutait, sans rire: «On comprend pourquoi les classes supérieures ne détestent plus la gauche…»
L’homme, visiblement accablé par les orientations et les débats internes de son corps d’origine, le Parti socialiste, venait de refermer, disait-il, le livre de Jean-Louis Servan-Schreiber "Pourquoi les riches ont gagné?" publié chez Albin Michel en janvier dernier. Comme si cette lecture arrivait enfin à modifier son regard sur le monde et l’évolution du capitalisme globalisé – preuve qu’il en faut peu, parfois, pour troubler les bonnes consciences… L’économie, les comportements humains, l’accélération des sociétés, les transferts des capitaux concentrés dans les mains de quelques-uns prenaient sens. Et il plaquait maintenant un regard à la fois lucide et pessimiste sur son propre rôle, sur son à-venir moins triomphant que jamais, coincé qu’il est désormais entre sa «conscience de gauche et le principe de réalité du monde marchand» (dixit). De quoi s’étonner en ces termes: «Servan-Schreiber n’est pas un marxiste ni un dangereux révolutionnaire, pourtant, il montre à quel point la crise financière a finalement encore plus creusé les inégalités.» Notre costard-cravate venait de découvrir que, dans le dernier classement des fortunes mondiales établi par le magazine américain Forbes, les 66 personnes les plus riches de la planète détenaient autant d’argent cumulé que les 3 milliards et demi d’habitants les plus pauvres. Des libéraux s’inquiéteraient donc au point d’affirmer que «la situation devient intenable» et que, à terme, «elle porte en elle les germes d’une éventuelle révolution sociale» car «lorsque les riches sont atteints d’une telle surdité, les pauvres finissent par se faire entendre de manière sanglante, surtout s’ils sont rejoints par les classes moyennes». Sans blague.
Aveu. Ne serions-nous pas parvenus à ce moment d’aveu, si puissamment ressenti par certains socialistes eux-mêmes, à l’heure où le gouvernement met en place la plus réactionnaire des politiques d’austérité ? Autant dire que la démocratie politique, et sa pratique républicaine, s’en trouve pervertie en tant que modèle et genre, peu à peu remplacée par une démocratie économique, qui n’a de démocratique que le nom d’ailleurs, comme chacun le sait. Saint-Augustin affirmait que les hommes cohabitent avec trois temps, le passé, le présent et l’avenir, mais que le présent seul existe, puisque les deux autres ne sont pas. Néanmoins, écrivait-il, «le présent sort d’une retraite cachée lorsque de futur il devient présent, et qu’il rentre dans quelque retraite également inconnue quand de présent il devient passé». Et si la gauche socialiste en était là? Coincée dans un espace-temps qui confond l’histoire avec les intérêts économiques d’une ultraminorité, ceux qui par le capital croient détenir l’horizon de la civilisation.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 mai 2014.]
1 commentaire:
Magistral article. Que dire de plus.
J. MICHEL
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