Culture. Cette fois, quelque chose dans l’air du temps nous pousse à y croire vraiment : et si la France, sans même s’en rendre compte, finissait par bazarder aussi son exception culturelle, après tant et tant d’années de luttes et de mobilisation collective? De baisses budgétaires en gel des crédits, de manque d’ambition en renoncements successifs, sans parler, bien sûr, du danger mortel que constitue le maudit traité Transatlantique de libre-échange, qui aurait pour conséquence de brader quelques pans entiers de la République régulatrice, la culture est belle et bien en danger. Parfois jusqu’à l’absurde… Avez-vous vu les réactions d’allégresse et les transports d’enthousiasme après le rapport des inspections des finances et de la culture qui vient de mettre en avant le fait que le secteur culturel était un « remarquable élément productif » de notre économie, comme si cette découverte constituait l’alpha et l’oméga de toute ambition? Pour comprendre l’«enjeu économique» (sic), l’exemple d’autres secteurs industriels fut même pris en exemple, comme l’automobile. «Formidable», a-t-on entendu, preuve, pour certains, que la «rentabilité» serait source de réconfort. Car voyez-vous, les «bonnes retombées économiques» justifieraient «les dépenses culturelles». Et personne ne s’indignerait de cette schizophrénie?
Pas tout à fait. Le metteur en scène Jean-Pierre Vincent, dans une admirable tribune donnée au Monde, s’interroge en ces termes: «Justifier la dépense artistique et culturelle par son rendement économique peut cacher une déviation perverse de son but profond. L’économie humaine ne saurait se réduire à l’économie productrice de richesses – lesquelles, et au profit de qui?» Globalitaire. Ce que veut signifier Jean-Pierre Vincent, en ces temps de troubles idéologiques, est essentiel pour nous. L’investissement culturel, en effet, doit-il être soumis à l’économie, au monde marchand et à une supposée croissance à plusieurs chiffres? Poser la question, c’est y répondre. Le metteur en scène l’explique mieux que quiconque: «Que l’art puisse – et doive – avoir aujourd’hui une utilité pédagogique et civique, personne ne le nie, et chacun s’y emploie. Mais cette utilité doit rester un élargissement de la dépense improductive, un acte de liberté gratuite et partagée, à l’abri des contraintes purement matérielles.» Contre l’ordre globalitaire, nous ne sommes donc pas seuls en chevaliers errants quêtant la promesse d’un à-venir âprement disputé. La «culture pour tous» aurait donc un sens-commun, partagé, celui qui, depuis la décentralisation culturelle, donne corps aux perspectives d’émancipation collective. Ne le cachons pas: pour pouvoir combattre mais aussi apprécier le monde dans lequel nous vivons, il faut être éduqué culturellement. Plus que jamais. Car regardons sérieusement dans quel état se trouve notre pays. Après cinq ans de Nicoléon, qui était comme chacun le sait totalement dépourvu de toute culture de la culture, et un Normal Ier qui renie tellement ses engagements en ce domaine aussi qu’on se demande s’il n’a pas également oublié les simples noms de Malraux et de Lang réunis, la médiocrité ambiante et la transformation massive des citoyens en consommateurs signent une sorte d’achèvement du processus d’affaissement programmé de la culture à la française et de la création comme espace de liberté. Ne nous étonnons pas : quand le concept de « culture pour tous » est remplacé par la «culture pour chacun», nous ne sommes plus très loin de la «sortie de l’histoire» qui ne vise qu’à maintenir les classes dominées dans le déni des moyens d’agir pour transformer le monde. Comme si la «culture au nom du peuple» devenait l’arme des puissants pour les avilir – alors que, depuis des générations, elle était l’un des instruments les plus importants des combats progressistes… Jean-Pierre Vincent ne dit pas autre chose. Et il va même plus loin, sans détour: «La bourgeoisie, qui existe toujours bel et bien parmi nous au XXIe siècle, ne ‘’dépense que pour soi’’. Elle porte et promeut ‘’une représentation uniquement économique du monde, au sens vulgaire, au sens bourgeois du mot’’. Cette médiocrité avait reflué chez nous grâce à une initiative exceptionnelle, au sortir des horreurs mondiales de la guerre: la création du ministère des affaires culturelles.» Et Vincent, plutôt pessimiste, de conclure ainsi : « On sent que partout cette expression est en danger. La fameuse politique culturelle de la France pourrait n’avoir été qu’une brève parenthèse au regard de l’Histoire.» Ou comment résister à la banalisation et à l’uniformité, à la culture savant d’un côté (mise sous cloche pour l’élite), à la sous-culture d’un autre côté (celle du peuple, populaire et réservée au petit écran).
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 février 2014.]
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1 commentaire:
Ai tenté de me reporter au texte de JP Vincent, sans succès. Peut-on avoir une référence plus explicite ?
Merci
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