Succès. «Seul l’amour et l’amitié comblent la solitude de nos jours. Le bonheur n’est pas le droit de chacun, c’est un combat de tous les jours. Je crois qu’il faut savoir le vivre lorsqu’il se présente à nous.» Orson Welles avait le don des choses simples et l’art d’en complexifier le sens. Que dirait-il, ici-et-maintenant, face à ce dilemme très contemporain : comment toucher les cœurs par temps de catastrophe? Et comment se mettre en situation de «s’ouvrir» aux autres sans calcul ni tricherie? Question (à tiroirs) tellement brûlante que chacun, depuis quelques semaines, y va de son petit commentaire plus ou moins savant pour expliquer et décrypter le surprenant et tonitruant succès public du film Intouchables. Déjà dix millions – et presque autant affirmant «vouloir le revoir». De quoi rester tétanisés par l’ampleur du phénomène, dans la mesure où l’analyse de l’objet cinématographie en lui-même ne nous apporte pas de réponses significatives. Le talent des auteurs? Pourquoi pas. La justesse du jeu des acteurs? À l’évidence. L’incroyable histoire d’amitié de deux personnages que tout sépare? Sans doute. Et après, beaucoup de bruit pour rien? Comme avec Titanic ou Bienvenue chez les Ch’tis, qui résistent peu à l’examen critique? Ou beaucoup d’entrées pour de bonnes raisons – évidemment autres qu’artistiques?
Fraternité. La première manière d’entrevoir une partie de la réalité est sans doute de raisonner cul par-dessus tête. Par retournement. En temps de catastrophe globale, donc intime (comme sur le Titanic), l’abolition des classes (sociales) face à l’inéluctabilité du drame se produit d’autant plus symboliquement qu’elle en révèle toutes les injustices (sa condition détermine son rang). Chacun s’y retrouve donc. Intouchables provoque le même effet, en tant qu’il verbalise la catastrophe hors classes tout en jouant avec les classes: la catastrophe personnelle touche n’importe qui, le riche comme le pauvre, le Blanc comme le Black. Et le handicapé côtoie le stigmatisé.
Tout les oppose? L’amitié va les réunir. Ou comment la fraternité – l’une des devises républicaines – devient promesse d’égalité. Voire de démocratie citoyenne… Dans un monde de crise à tous les étages où les solidarités humaines (face aux égoïsmes) et républicaines (face au recul des droits) deviennent l’exception, des millions de Français se précipitent dans les salles obscures et plébiscitent, consciemment ou inconsciemment, une autre espérance que l’atomisation sociale et le règne du chacun pour soi. L’affirmation d’un autre à-venir. Comment ne pas se féliciter de cette émotion empathique? Mieux, peut-on seulement ne pas s’en réjouir?
Métaphore. Il existe néanmoins une seconde manière d’examiner le phénomène de société Intouchables. N’y voir qu’un conte à la portée de tous où le bon Black des cités populaires vient en aide au paraplégique des quartiers riches, avec, pour toute métaphore, une mièvrerie bien dans l’air du temps: l’argent ne fait pas le bonheur. Quelle trouvaille. Le Black au chômage s’extirpe du néant social grâce aux bienfaits du paralysé. Chacun ses galères. Et rigolez-en bien. Comme l’écrivait cette semaine dans Libération un professeur de philosophie, Jean-Jacques Delfour: «C’est l’un des effets principaux du film. Naturaliser la violence sociale et masquer cette opération par du racolage aux affects.» Et il ajoutait: «Le message du conte est simple : l’instruction, la culture, le désir d’émancipation, la révolte sont inutiles ; la beauté cosmétique et le hasard ont seuls quelque puissance.» Autrement dit: le triomphe d’Intouchables est-il proportionnel à la détresse sociale de ce début de XXIe siècle?
Rêves. Curieuse époque. Où chaque jour un peu plus les dirigeants européens semblent livrer les peuples à la loi de la finance. Où les pires cloaques semblent être les derniers refuges des idées de nos gouvernants. Où chaque citoyen de progrès ayant baigné un tant soit peu dans l’émancipation philosophique et politique en vient légitimement à se demander si le libéralisme dit «de gauche» serait forcément meilleur que celui dit «de droite», chacun constituant l’une des faces – politique et culturelle pour l’un, économique et idéologique pour l’autre – du même système. Pendant ce temps-là, lesdits libéraux martèlent en chœur que le «principe de réalité» et le «pragmatisme» sont désormais les horizons indépassables de la politique. Un monde meilleur? De nouvelles règles de gouvernance? N’y pensons plus. Ne rêvons plus. Ne rêvons à rien d’ailleurs. Rêver? Voilà le danger. Au royaume du réalisme, le cynisme est roi. Plus question de changer la vie ou d’abattre le capital. Et l’amour? Toujours intouchable?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 décembre 2011.]
9 commentaires:
Voilà des mots pour réfléchir tout en nuance... Rien n'est simple face à ces phénomènes de société, en effet.
De quoi relativiser le succès d'un film, que j'ai vu et qui ne m'a pas déplu, évidemment. Merci pour cette réflexion intéressante.
Vous dites : L’argent ne fait pas le bonheur ! Quelle trouvaille !
Est-ce si fréquent de parler finement de ce sujet « banal» pour ne pas dire comme vous le suggérez « ballot » ?
Notre maladie, « la marchandisation », est dans sa phase terminale car généralisée.
Quand rien d’humain n’échappe plus au diktat de l’argent, alors imaginer, ne serait ce qu’en rêve, qu’il puisse y avoir des relations humaines dignes, c'est-à-dire des relations « sans prix » nous fait planer plus haut que le meilleur des joints.
Quand les spectateurs se déplacent en masse, sous l’impulsion du bouche à oreille, la cause n’est-elle pas dans l’existence d’une parcelle de communauté de vie, de douleur et d’espoir ?
Songez à ceci : le scénario inverse est-il possible, c’est à dire un milliardaire répondant avec son argent aux besoins affectifs d’un tétraplégique noir ?
Quand on a vu "les neiges du kilimandjaro" et qu'on va voir "intouchables", on mesure la difference entre un film magnifique et utile à la société, celui de Guédiguian, bien sûr, et un film destiné à endormir le bon peuple pour préparer un Noël de consommation ! Lamentable
agatha
L'amour n'est pas intouchable, il existe, je l'ai rencontré, il se cache dans ce beau "chut, je rêve...". ceci étant dit fermons la porte du rêve et retournons à la "parfois" triste réalité...j'écoutais en radio un spectateur en fauteuil du film : il expliquait comment sortant du film personne ne lui avait ouvert la porte de la salle du cinéma alors qu'il était en fauteuil. Au bal des faux-culs l'Homme est Roi. Instantanéité, superficialité, paroles non suivies d'actes....nous vivons une époque formidable et des contes à dormir debout....quand on est élu et que l'on bosse sur le plan d'accessiblité voirie et bâtiments au handicap, on rigole doucement mais férocement, encore plus quand on a vécu en fauteuil ....ceci dit ce n'est qu'un film donc "chut, on rêve" ...PAT
Un écureuil passe...
Et l'écureuil est passé... RIRES
C'est bien typiquement français de se prendre la tête pour expliquer ce qui n'a pas besoin de l'être, Intouchables est une histoire vraie et très bien interprètée à l'écran on passe un bon moment devant ce film. Voilà!! pourquoi toujours chercher à polémiquer c'est agaçant à force!!!!
Tiens, publié le jour de mon anniversaire (RIRES).
Rien n'a changé. Toujours intouchable(s).
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