mercredi 22 septembre 2010

Conseil de lecture : avec Braudel, à la recherche d'un nouveau chantier

Fernand Braudel, ambition et inquiétude d’un historien, de Yves Lemoine (éditions Michel de Maule, 200 pages, 19 euros).

Yves Lemoine, qui avait déjà publié en 2005 une courte biographie intellectuelle du maître des Annales aux excellentes éditions Punctum (qui n’existent malheureusement plus), nous invite à une relecture des sciences humaines. Une lecture qui rassemble et dissocie à la fois. Elle rassemble les rameaux des sciences humaines pour les faire se confronter. Son constat n’est pas serein, plutôt sombre. Il fait ressortir l’insuffisance de l’instrument qu’elles offrent pour lire un monde qui tend à échapper à nos modes traditionnels de pensée. Par là, il rejoint les constats que font aussi bien l’historien marxiste du droit Aldo Schiavone, que celui du sociologue allemand Hartmut Rosa. Le premier, dans son essai Histoire et Destin, précise que le monde qui s’annonce implique d’apprendre «une nouvelle syntaxe sociale». C’est bien ce que recherche Yves Lemoine, qui cite d’ailleurs Schiavone dans la conclusion de son «essai». Le travail, en effet, s’attache davantage à une recherche tout à la fois des synthèses possibles des sciences sociales et à leur divorce presque initial.

À la lumière du débat entre Lévi-Strauss et Fernand Braudel, on comprend mieux l’enjeu de la partie qui s’est jouée dès les années trente du siècle dernier. Le destin du récit (lumineusement explicité dans l’apologue de l’aveugle du marché maghrébin) devenu science du temps et de l’espace nous permet de mieux cerner ce qu’Hartmut Rosa piste dans son Accélération (1) en affirmant que les individus et les États nationaux sont devenus trop lents pour une société où la rapidité nous amène à réfléchir à une nouvelle syntaxe. Yves Lemoine dirait plutôt une autre «Grammaire» qui rappelle avec insistance l’apport de Marx dans la définition de la civilisation - que Schiavone, Rosa et Lemoine considèrent derrière nous.

La civilisation postmoderne n’offre pas d’espace suffisant à une maîtrise du social (fin de la politique), laisse supposer la fin de la tentative de la comprendre (science/raison) et le renoncement à toute ambition narrative. Yves Lemoine a suivi la bonne piste. Braudel, soixante ans avant Rosa, écrit que «le temps historique est durablement altéré». Rosa écrit, lui : «Il se produit un renversement où le temps lui-même (biographique et historique) subit une transformation qualitative.» Lemoine ferme la boucle. Sa recherche trouve ici le souhait partagé avec Schiavone de voir naître un «nouvel humanisme». Le travail dont je fais ici la recension trouve donc tout son intérêt non plus dans une exploration d’un historien d’exception, non plus même dans le champ d’exploration dont Braudel disait qu’il le donnerait tout entier pour «sauver» les sciences humaines, mais dans la recherche de cette nouvelle «syntaxe sociale» d’un nouveau chantier. Ce livre, superbement écrit, érudit sans pesanteur, aussi littéraire que scientifique, participe à l’espoir que parfois donnent les livres : celui de survivre en tant qu’êtres pensants.

(1) Accélération, de Hartmut Rosa, aux éditions de La Découverte 2010.

(A plus tard...)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne connais pas cet auteur, mais j'ai une vraie passion de jeunesse pour Braudel, qui a tant inspiré ma vie de lecteur. Braudel disait : "Le but secret de l'histoire, sa motivation profonde, n'est-ce pas l'explication de la contemporanéité." Je trouve cette phrase absolument essentiel. Je pense que Nicolas Sarkozy n'a jamais lu Braudel...
Y.

Anonyme a dit…

je viens de lire le livre sur ton conseil. Je suis enthousiaste. Je n'imaginais pas que c'était ca aussi le travail de l'historien dans et sur la société. J'espère ( sans trop le croire) que de nombreux etudiants le liront
merci pour ton conseil