«On périt par défaut bien plus que par excès.» Mais qui a lu Saint-John Perse dans le peloton ? A l’heure où quelques prétentieux s’entichent de références acceptables sur ce théâtre d’expression propice aux éclats de style, le suiveur poursuivait l’aventure pyrénéenne vers la micro-vallée de Bagnères-de-Luchon en se demandant si la singulière partie de «poker menteur» (expression lue à peu près partout) entre Contador et Schleck se poursuivrait toute la journée. Quand accepteraient-ils de régler leurs comptes, et, surtout, lequel des deux aurait assez de rage pour faire sombrer l’autre, par excès et non par défaut ?
«Parlons plutôt de bataille psychologique entre les deux», plaidait hier midi Cyrille Guimard, qui, avec son œil malin légendaire et son plaisir quasi vicieux à détruire les mythes, suggérait une autre hypothèse à laquelle nous n’osions penser sérieusement. «Et si un autre en profitait?» Inutile de dire qu’entre le magret de canard et le fromage de brebis pyrénéen, l’hypothèse assécha la discussion. Encore que. La veille à Ax-3 Domaines, nous avions tous vu filer comme des voleurs Denis Menchov et Samuel Sanchez, et nous n’avions pas pu nous empêcher de repenser aux propos de Schleck : «Denis Menchov n’est pas un candidat à la victoire.» Que valaient encore ces mots ? L’excès de focalisation – sur un homme, ou deux – n’est-elle pas une faute à l’Esprit du Tour, un manque de respect dû sa grandeur ?
Avec pour tout horizon des cimes dressées à l’éternel, le peloton s’avança du Port de Balès, kilomètre 146. Un col récent dans l’histoire de l’épreuve, ancien chemin pastoral goudronné seulement en 2007 pour les besoins du Tour : près de vingt kilomètres d’ascension à 6,1% de moyenne, préalable à une courte bascule vers Bagnères. A l’avant, une grosse échappée de dix éléments (Voeckler, Ballan, Mondory, Ivanov, etc.) avait franchi en tête les cols du Portet-d’Aspet (2e cat.) et des Ares (2e cat.). Dix minutes au compteur, de quoi espérer. Sauf si les cadors en décidaient autrement. Dès les premières rampes, sous l’impulsion de l’équipe du maillot jaune, Saxo Bank, suivie comme son ombre par six équipiers d’Astana, nous quêtions quelques exploits humains pouvant traduire encore la toute-puissance du cyclisme, élevé au rang de poésie mystérieuse.
Voilà d’ailleurs le meilleur adjectif : un Tour « mystérieux ». Difficile à « lire », tant sa psychologie empreinte à une tradition d’épuisement. « Pour gagner le Tour de France, il faut que je prenne des risques et les pentes de Balès seront pour moi », avait annoncé Andy Schleck. Une violente attaque et un ennui mécanique plus tard, la victoire morale du Luxembourgeois se dessina en grand ! Explication. Tandis que Schleck se retrouva à pied en raison d’un incroyable saut de chaîne, Alberto Contador, qui avait d’abord été lâché par l’accélération, décida contre toute logique sportive de contre-attaquer. Et de s’enfuir dans un petit groupe. Au prix d’un effort exceptionnel, fruit d’un énorme braquet, Schleck tenta de limiter les dégâts. En vain.
Sur la ligne, le Luxembourgeois cédait son maillot jaune à Contador, pour 8 petites secondes. Question légitime : alors qu’il était à l’arrêt, le maillot jaune avait-il été agressé ? Oui. Ou non. «Il était trop tard quand je l’ai su», tentait de se défendre Contador, après avoir été sifflé sur le podium. Pour Schleck, pas de doute : «A sa place, je n’aurai jamais fait ça. Il n’aura pas le prix du fair-play. (…) Je vais prendre ma revanche.» La violence des éléments réclame-t-elle une mansuétude d’âme peu conforme à la brutalité des événements ? Le suiveur admet son trouble.
Dans le groupe de tête, Thomas Voeckler (BBox), parti seul, révéla son orgueil le plus valeureux pour sourdre par-delà les montagnes un sacré caractère. Avec son maillot de champion de France, il bascula en anachorète au sommet, et, au prix d’une descente à tombeau ouvert, le protégé de Jean-René Bernaudeau s’en alla quérir une victoire si prestigieuse qu’elle nous réchauffa le coeur. Toute sa carcasse à l’arrachée invitait à l’évasion, et la voir, juste la voir, était une aventure en bonheur. Cinquième victoire française. Bravo.
Preuve de souffrance et preuve d’amour, ce devait être l’heure de Grands. Qu’on se le dise. Le cyclisme est tellement impitoyable que son héritage même est un combat qui requiert des excès d’excellence, la preuve. Aujourd’hui, le Tour honorera son passé avec un classique d’entre les classiques : quatre cols de légende se dresseront, Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque. Un parfum de gloire, une odeur d’hors-là. A une condition néanmoins. Que la légende ne s’écrive pas par défaut. Hier, en franchissant le col du Portet-d’Aspet, où l’Italien Fabio Casartelli avait perdu sa jeune vie le 18 juillet 1995, le suiveur trouva une réponse en forme d’épitaphe sur la stèle dédiée à sa mémoire : «Vivre dans les cœurs que nous laissons derrière nous signifie ne pas connaître la mort.»
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]
(A plus tard...)
2 commentaires:
Très bel article, vraiment merci pour ce genre de plaisir de lecture...
Un Tour 2010, marqué par de tres belles victoires françaises
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