Depuis Paris (Champs Elysées).
« Maudit soit à jamais le rêveur inutile. » L’inconditionnalité à la Baudelaire reste-elle une valeur nodale du Tour ? Malgré sa perversité d’élaboration, la question mérite un court examen. Si le suiveur se love avec une facilité déconcertante en cette folie française qu’est le roman du Tour, avec l’impression parfois de raturer un livre blanc universel, il continue d’imaginer quelques pendus aux cous de l’onirisme saturé, situant ses emportements à la frontière de l’homme (dans sa vérité) et de la machine (dans sa pseudo-neutralité), jamais en marge du sol et du climat. Au milieu de l’indéchiffrable vacarme de juillet, imaginant jusqu’à l’insolence l’héroïsation des scénarios improbables, retenons d’abord et avant tout les yeux d’effroi du triple vainqueur Alberto Contador (Astana), samedi, dans le contre-la-montre décisif, quand, contre toute attente, pris de panique, jouant à coup de secondes le sort de l’épreuve, il crut que « c’était perdu ». Il raconta : « J’ai souffert comme jamais. J'avais passé une mauvaise nuit, j'avais très mal dormi. J'avais mal au ventre. » Un peu d'humanité.
Il fallut se pincer fort. Contador finalement 35e. Et son dauphin, Andy Schleck (Saco Bank), 44e. Les deux premiers du Tour dans les profondeurs de l’ultime chrono avant Paris. Du jamais vu… A l’image de ce Tour mystérieux, difficile à « déchiffrer » tant sa psychologie intérieure voisina de nouveau avec cette coutume de l’épuisement « à l’ancienne » plutôt sympathique. La vue d’Yvette Horner, hier au départ, nous rappela d’ailleurs subtilement que la nostalgie y est toujours une valeur d’appoint. Près de 3700 kilomètres parcourus par les coursiers. Et 39 petites secondes entre les deux prétendants. Que dire de plus ? Sinon qu’il s’agit là très exactement de l’écart dû au saut de chaîne subi par Schleck lors de l’ascension du Port de Balès… Contador ne pouvait pas perdre un Tour que Schleck devait gagner. Voilà toutes les limites de l’Espagnol, grand triomphateur tout en défensive, à 27 ans, sans avoir remporté une seule étape, devenant avec trois victoires au palmarès l’égal des Thys, Bobet et LeMond. Série en cours. Tandis qu’un Français de l’impossible surgissait de nulle part pour s’emparer du maillot à Pois. Sous l’Arc de Triomphe, hommage personnel du suiveur à Anthony Charteau (BBox). Le coureur inconnu. Magnifique et éternel. Symbole à lui seul d’un changement d’ère ?
A ce propos. Et Lance Armstrong dans tout ça ? En franchissant hier après-midi sa dernière ligne d’arrivée avant de raccrocher le vélo au clou, à quoi songeait-il à l’heure du trouble final, le corps raclé jusqu’à l’os et l’estomac creux ? Que subsistait-il de sa respiration d’homme mûr bientôt converti en homme d’affaires ? Que restait-il de ses césures camouflées sous la morgue primale ? A force d’essentialiser tout pour sur-jouer des partitions de chair à vif et d’entrailles frémissantes, atteignant sans s’en rendre compte une certaine idée de tragédie simplifiée à outrance, le Texan en avait-il fini avec ses mensonges, ses approximations et autres accommodements avec la réalité ? Dans la violence des nerfs de l’être consacré, le suiveur réalise à peine, s’y refuse. Impossible pour lui de tourner la page de dix-huit années d’exposition médiatique, avec, au passage, un record de victoires dans l’épreuve-matricielle qu’il adule tant. Car mystère-Lance demeure à ce jour le plus grand quiproquo de l’histoire du Tour, où les records seuls n’ont jamais accordé le sacre de la Noblesse pour entrer dans Salle des Illustres…
Là comme ailleurs, mieux vaut se répéter que de se contredire, d’autant que le temps qui passe n’y changera. Emblème de l’orgueil, pour le meilleur et pour le pire, Armstrong a comme achevé nos Tours d’enfance, préfigurant à lui seul un nouveau genre de coureurs, proches des héros virtuels. Son come-back à la compétition, éclatant l’an dernier, transparent cette année, en rajouta à notre trouble, d’autant que l’Américain fut l’une des pièces maîtresses d’un mécano complexe mais bien huilé servant essentiellement à une espèce de « normalisation » du côté des affaires, disons à une « trêve » - pourtant douteuse – dans la relation entre le cyclisme et le dopage. Armstrong ne le sais pas, mais l'écriture de son histoire est tellement énorme qu’il a, en quelque sorte, « déromantisé » la littérature du Tour.
Le Texan a pris sans donner, banalisant la Légende et son capital symbolique, sans jamais parvenir aux chevilles des Géants de la Route, ceux qui entretinrent une relation à l’Histoire non pas par despotisme mais par l’épaisseur de leurs faits et gestes. Son retour n’eut rien d’une rédemption, mais, au contraire, donna à voir avec éclat(s) la vraie nature du cyclisme qu’il imposa à tous : avec lui nous sommes passés du mythe au produit. Le triomphe du sportif capitaliste sur l'homme du peuple. Mais le vélo est ainsi fait : un jour ou l’autre les puissants doivent s’expliquer. Lui n’y échappera pas. Sur « l’affaire Landis » et ses suites. Sur ses victoires. Sur l’US Postal et tutti quanti. Et pourquoi pas lors d’un procès retentissant, qui solderait ces années d’errance ?
Hier soir, sur les pavés livides des Champs Elysées, le suiveur reconnaissant savait plus que jamais que sa relation à la Grande Boucle survivrait à la relativisation des comportements et au vacillement des convictions. A l’âge des Etats-monde, des machines, des masses perdues livrés aux puissances qui les enserrent pouvant d’un instant à l’autre les broyer, le suiveur n’oublie jamais que, dans le Tour, seule l’Histoire tranche. N’est pas Coppi, Merckx ou Hinault qui veut. N’est pas Fignon qui veut non plus. L’ami Laurent confessait hier : « Ce fut un beau Tour dans l’ensemble, malgré quelques légères frustrations de temps en temps… on se refait pas. »
Fidèle à lui-même, le suiveur-rêveur n’est jamais inutile. Avec Baudelaire il poétise : « Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. »
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 26 juillet 2010 -
mis sur ce blog dans sa version longue.]
(A plus tard...)