dimanche 2 octobre 2016

Possible(s): mais oui, qui décide de ce qui est possible?

Entre Zola et Cézanne, l'amitié et les conflits furent créatifs, et leur langage eut une coloration propre. Et en politique aujourd'hui? Pour Alain Badiou, il est temps de "se réapproprier un langage de combat pour modifier le contexte".
 
Les deux Guillaume, Gallienne et Canet.
Génies. Qui décide de ce qui est possible? Et comment? Et avec qui ? Quand l’histoire nous enseigne souvent la vérité des choses, quelques personnages de l’histoire nous instruisent, eux, des mystères de la création et des processus qui se mettent en cours au-dedans d’eux et au-delà d’eux-mêmes, poussés par autrui et les orgueils conjugués, comme si les aventures singulières d’hommes hors normes devaient encore nous dorloter avec de fausses croyances immuables, la foi, l’amour, la loyauté, la fidélité, l’amitié. Allez voir à tout prix le dernier film de Danièle Thompson, Cézanne et moi, qui narre l’étonnante relation qui lia, pour le meilleur et pour le pire, deux génies du XIXe siècle, venus l’un et l’autre échouer leurs vies à l’orée du XXe. Paul Cézanne (magistral Guillaume Gallienne) et Émile Zola (admirable Guillaume Canet) se vouèrent un lien si puissant qu’il dura toujours. Presque. Nous le savons: l’amitié se veut supérieure à l’amour dans la mesure où n’y entrent pas des sentiments de jalousie, de rancœur, de calcul d’ego. Foutaise. Paul, fils de riche, et Émile, très tôt orphelin de son père, ne se quittèrent jamais vraiment. Ces deux camarades de collège d’Aix-en-Provence formulèrent des rêves communs. L’un serait peintre, l’autre poète ou écrivain. Cézanne disposa d’une rente familiale, quoique modeste. Zola bouffa les pissenlits jusqu’à la racine. Mais ils étaient heureux. Dès l’adolescence, leur amitié ne cessa de nourrir l’œuvre picturale de l’un, le travail romanesque de l’autre. L’inspiration vint, ou pas, et se prolongera longtemps, ou pas, sur les sentiers conduisant à la montagne Sainte-Victoire, laquelle fut peinte une quarantaine de fois par Cézanne, comme s’il ne lui fallut jamais cesser de la comprendre. Les deux hommes grandirent, se mesurèrent, se comparèrent, ils étaient les mémoires vivantes de l’autre, identiques. Ils s’aimaient. Et le succès vint: pour Zola. Pas pour Cézanne. Chacun traça son sillon. Émile à Paris. Paul dans le Sud. Une correspondance foisonnante s’installa (lire "Lettres croisées", 1858-1887, éditions Gallimard) et, dans le secret de leur intimité, chacun tenta de hisser l’autre. «J’aurais voulu peindre comme tu écris.» «Crois-tu que moi, je ne me lève pas la nuit pour changer une virgule?»

Mais lorsque Zola publia l’Œuvre, ce fut la première blessure. À la lecture, Cézanne crut se retrouver dans le personnage du peintre raté. «Dans l’amour, on pardonne tout, même les trahisons; pas dans l’amitié», lui dit-il. Chacun suivit sa pente, ses meurtrissures, ses démons. Ils se fâchèrent inexorablement. Ils oublièrent ce que fut être ensemble, admettre l’autre, l’écouter, se disputer, se séparer, recommencer. Au moins le conflit fut-il créatif. Zola était déjà Zola. Cézanne devint enfin Cézanne. «L’art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté», disait André Gide.
 
Badiou. Qui décide de ce qui est possible? Et comment? Et avec qui? Dans ses deux derniers livres, "Un parcours grec" (éditions Lignes) et "la Vraie Vie" (Fayard), le philosophe Alain Badiou interroge, telle une obsession politique, les nouvelles formes de mobilisation dans un monde «désorienté», à l’aune d’une jeunesse qui, selon lui, ne croit plus en première intention à l’idée qu’un autre avenir est possible: «Il lui faut de longues explications, des hasards, pour faire sienne cette idée. Une partie de cette jeunesse se contente de penser qu’il faut faire avec ce qu’il y a, quand une autre partie est tentée par des histoires plus nihilistes, un côté no future qui est aussi une forme de désorientation.» Pourtant, affirme-t-il, «l’invention en politique a toujours été d’exprimer une nouvelle définition du possible». Alain Badiou, à sa manière, réclame un aggiornamento du langage même, en tant que possibilité «de faire peur à l’adversaire». Se réapproprier un langage de combat pour modifier le contexte. Une sorte de conflit avec soi-même. Un conflit collectif aussi. Et, comme tous les conflits, ils sont parfois créatifs.
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 septembre 2016.]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci JED pour cette chronique, je vais aller voir ce film au plus vite. Vive Badiou !
PAT