Quand le miroir du temps s’érige en juge de paix, perturbant les rêveries plus ou moins contemplatives de nos nuits estivales, certains étés s’avèrent quelquefois sordides. Celui de 2015 restera tristement gravé dans la mémoire de l’Humanité, qui vient de perdre l’une des figures les plus importantes de son histoire contemporaine. C’était un mardi. Le 25 août. Ce soir-là, comme un lointain souvenir, la chaleur semblait se dissiper définitivement, tandis que la lumière du jour s’évanouissait dans le ciel parisien chargé d’humidité. L’été n’était déjà plus vraiment l’été. Claude Cabanes venait de s’éteindre, terrassé par un cancer, à l’âge de 79 ans. Mourir au mois d’août, pour un homme du Sud, quelle singularité, quelle ironie – à moins que ce ne soit la marque d’une inégalable élégance.
Le voilà donc, le
choc de la disparition. Comme si une longue et intense course personnelle
s’interrompait dans la brutalité d’une évidence nommée pudiquement «longue
maladie», mais que lui-même, dans toutes nos discussions depuis des mois,
appelait par son nom et son seul nom, «cancer», avec un variante
bien à lui, «ce cancer en moi»,
comme on aurait dit un «être étranger», une «saloperie» ou une
«fin de vie». Attendre l’annonce terrible, que nous savions
inéluctable depuis mi-août, fut difficile. Frayeur de la sonnerie du téléphone
portable, du moindre SMS. Imaginer malgré tout lui parler encore, encore une
fois, comme ce fut le cas le 5 août, puis le 7 août, l’entendre dire: «Tu sais, mon petit Jean-Emmanuel, je
crois que là, ça va être bien difficile pour moi…» Avant de passer à
autre chose, d’évoquer, par exemple, ses éternelles craintes sur la situation
politique: «Je suis très
inquiet sur ce qui va vous arriver, car dorénavant je ne dis plus ‘’nous’’, car
je sais ce qui m’attend.» Puis de parler et parler et parler de sa célèbre
voix presque éteinte par le mal, dans un ultime enthousiasme, étincelant, du
dernier livre qu’il venait péniblement d’achever. Parler tel un
«passeur». Comme il le faisait toujours.
Ne plus attendre,
maintenant, est bien pire.
Né le 29 avril 1936
à Toulouse, Claude Cabanes vécut une enfance gersoise et apprit vite les affres
de l’existence au milieu des femmes de sa famille. Son père était un héros de
guerre, colonel et chef d’état-major des FTP dans le sud-ouest. Sa mère, Denise,
une institutrice éperdument amoureuse des Lettres, ne l’était pas moins. Après
une dispute conjugale, elle se vit confier la garde du fils et celui-ci grandit
dans une certaine douceur bienveillante et éclairée. Grâce à la mère, bien sûr,
qui avait toujours rêvé, telle une chimère, d'une vie d’écrivain parisienne,
elle qui, disait Claude, «n'a
jamais franchi, la pauvre, le mur de ses casseroles et de ses torchons». Mais
également grâce à la grand-mère, Maria, repasseuse-amidonneuse, qui s’occupa de
lui toute son enfance. «J’ai été
élevé par des femmes magnifiques. Magnifiques et folles. A leur manière, ces deux femmes auxquelles
je dois tout ont résisté à la malédiction millénaire qui accable la moitié de
l'humanité.» Rien d’étonnant à ce qu’un destin de femmes soit au cœur
de son unique roman, «Le Siècle
dans la peau», publié en 2005 chez Maren Sell Editeurs. Il avait
attendu longtemps – des décennies d’hésitations, à essayer, puis à renoncer du
moins temporairement – avant que sa plume de journaliste taillée pour «brasser le monde au jour le
jour» et répondre «au
train fou de l’actualité» ne s’échappe enfin vers l’autre rive, celle
du livre en tant que tel. Une tentative inaboutie, diront certains, inachevée
assurément, comme le sont tous les romans qui prétendent dire une part du
«vrai». Car avec son style mordant, son sens de la formule, sa culture
classique et très irrévérencieuse, Claude Cabanes, à 69 ans, avait voulu mêler
l’histoire, la politique, la sexualité, comme jadis son maître, Louis Aragon. Claude
disait de son roman: «Le
héros me ressemble, et pourtant, il n'est pas moi. J'ai navigué sur le fleuve de l'écriture, à
la merci des courants et des remous, avec un bonheur que ne m'accorde pas
toujours la rédaction d'un éditorial. Ainsi, tout y est vrai et tout y est
faux...»
Le vrai, le faux,
autrement dit «chercher la vérité
et la dire», selon la formule de Jean Jaurès, devinrent dans la vie
de Claude Cabanes des objectifs tout ce qu’il y a de plus humain: parfois
atteignables, jamais systématiquement. Il était sorti de l’université avec un
doctorat de droit public. Mais sa conscience politique, pour ne pas dire
philosophique et historique, prit corps durant la Guerre d’Algérie. Le deuxième
classe Cabanes, révolté, ne sut pas se taire devant sa hiérarchie. Il osa dire son
hostilité, qualifia ce conflit d’«abjecte»
et d’«insensé», et
émit le souhait, répété, de ne pas participer à « ce crime colonial », ce qui le conduisit tout
droit dans une prison, en Algérie. Dès 1962, il devint presque naturellement un
militant communiste, puis l’un des fervents dirigeants de la fédération PCF du Val-de-Marne,
le département de Georges Marchais. Le feu de l’engagement total s’empara alors
de lui, à toute heure, quitte à brûler ses propres vaisseaux, à se contenter de
ce qui devait «se dire» et «se penser», la plupart du
temps moins par discipline que par souci de classe, à s’en émanciper aussi,
trop secrètement. Non pour s’en excuser mais pour l’exalter, Claude écrivit
dans l’Humanité, en novembre
2000: «Je porte en moi,
intacte et pure comme le diamant, douce comme la peau du ventre d’une jeune
femme, brillante comme la lame du meilleur acier, la flamme de la
révolte.» Le goût des mots, de la langue et de son exigence même. Les
mots pour la révolte. Les mots de la révolte. Les mots, les mots… jusqu’à
s’en damner.
S’il a éveillé des téléspectateurs
et des auditeurs avec sa voix rocailleuse et sa rhétorique légendaire (chez
Michel Polac sur TF1, ou sur France Inter ou RTL plus récemment), disputant la
polémique avec les meilleurs contradicteurs, c’est au service de l’Humanité que Claude Cabanes cisela ses
phrases au plus haut point de la noblesse d’écriture, car, affirmait-il, «les lecteurs méritent toujours que
l’on donne le meilleur de nous-mêmes, en toutes circonstances». Entré
d’abord à la rédaction de l’Humanité
Dimanche, en 1971, alternant les rubriques culturelles et politiques durant
plus de dix années, il devint membre du Comité central du PCF en 1982 (il
quittera cette instance en 2003), prélude à une autre fonction: rédacteur
en chef de l’Humanité, puis directeur
de la rédaction, une fonction qu’il occupera de 1984 à 2000. En une époque où les
communistes français commençaient à chercher un second souffle après le
stalinisme, le soviétisme, la guerre en Afghanistan, après les dissensions
internes et les ruines laissées par les trahisons de Mitterrand parvenu au
pouvoir, sans parler par la suite de la chute du Mur et de la fin de l’URSS, des
scores électoraux en perdition, de la crise du mouvement progressiste, etc., Claude
endossa cet habit de lumière et devint avec Roland Leroy – ce que fut également
René Andrieu avant lui – l’une des «figures publiques» de notre
journal et des idées communistes.
Sous la direction de
Roland Leroy, pétri de culture lui aussi, Claude donna naissance à une nouvelle
formule révolutionnaire du quotidien, à l’automne 1985, symbolisée par le
passage au format tabloïd. D’autres chantiers de grandes ampleurs suivront, et beaucoup
d’autres formules (comme celle qu’il qualifiait de «Nouveau
Journal» en 1999), avec le souci permanent de ne jamais en rabattre sur
le professionnalisme au service «d’engagements qui nous dépassent tous».
«Il y a toujours une réponse
journalistique à chaque problème, confiait-il, il y a toujours un chemin à défricher.» Une idée qu’il avait
continué de mettre au service du journal, comme éditorialiste, depuis quinze
ans, après son départ de la direction de la rédaction.
Fin juillet, au
détour d’une ardente et longue conversation, nous avions parlé d’Aragon (qui le
hantait tant) comme métaphore d’une certaine époque de non-dits et
d’accommodements à la réalité, de ses éventuels regrets. «Marx n'était pas marxiste, me répondit-il. Aragon n'était pas aragoniste. Moi non
plus. Je n'aime pas les dévots. Parce que je l'ai peut-être été, un croyant...»
Et il avait ajouté: «Je
repense à cette phrase, dans Théâtre-Roman, qu’Aragon a publié en 1974 : "Il y a dans le verbe croire quelque chose de la croix, une amorce
de cruauté"... Aragon m'a aidé à lire, à écrire, à vivre. En
définitive, j'ai traqué dans cette œuvre
et dans cette vie le cheminement du désastre communiste bien avant que l'empire,
là-bas, ne tombe en poussière, et j'ai appris en leur compagnie à ne jamais
céder, malgré tout, au mépris et au dégoût des hommes...»
A la télévision, en 1978. |
Un testament. Ou presque.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, 3 septembre 2015]
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