La mort de l'ancien directeur de la rédaction, ou l’héritage de notre singularité, à nous journalistes de l'Humanité.
Claude Cabanes, en 1999. |
Combats. La mort imminente, la mort impossible, et la mort déjà passée : voilà trois certitudes apparemment incompatibles mais dont l’implacable vérité nous fait don de la première provocation à penser à notre propre possibilité d’un aujourd’hui. Disons un certain aujourd’hui, aussi avéré qu’il a pris acte. Disparaître sans mourir, c’est assez commun. Mourir sans disparaître, ce n’est pas donné à n’importe qui.
Il est d’ailleurs assez rare que tant de professionnels de la profession se soient émus – et à ce point ! – du décès d’un hidalgo de la pensée, d’un séducteur des idées, d’un intellectuel de l’engagement total, celui qui, dans les cercles, et souvent les plus hostiles, ne cillait jamais et honorait sans relâche, à sa manière, les combats citoyens et communistes qui l’ont constitué, combats sans lesquels il n’aurait pas eu la trajectoire qui fut la sienne. «Chaque fois unique, la fin du monde», disait Jacques Derrida quand il évoquait la mort d’un ami qui lui était cher. Cela vient de se produire pour nous. Avec la disparition de Claude Cabanes, c’est comme si venait de basculer un monde même, une époque, une certaine origine du monde plutôt, et plus précisément encore, une certaine idée du monde, la sienne d’abord, mais la nôtre additionnée, dont nous avons la charge désormais. Ce legs s’appelle l’Humanité. Et dans le journal fondé par Jaurès, nous savons mieux qu’ailleurs sans doute l’ampleur du prix à payer pour maintenir la crédibilité de notre héritage tout en marquant notre différence, notre singularité, notre unicité, afin de se rendre indispensable dans la relation à l’autre et le rapport à la vérité. Depuis quelques années, jamais les journalistes n’ont eu à subir de tels bouleversements anthropologiques, dont la plupart nous dépassent. Admettons-le, aucun journal ne survivra s’il ne perpétue pas un puissant désir chez son lecteur, avec le mot juste, l’obstination, et des signatures identifiées qui, seules, instaurent un lien véritable avec le lecteur. Claude Cabanes était une illustre signature. Pour le dire autrement: un être vivant.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 4 septembre 2015.]
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