Bernard, François, Paul
et les autres est un titre qui fleure bon le cinéma français des années
soixante-dix, de la crise avant la crise. C'est un récit qui nous plonge au cœur
de la décennie suivante.
De Jean-Emmanuel Ducoin,
éditions Anne Carrière,
210 pages, 18 euros.
Ce
récit de Jean-Emmanuel Ducoin balance entre plusieurs genres, ce qui contribue
à en faire la richesse et la profondeur, le rend différent de son Go Lance (Fayard, 2013, prix Jules Rimet) et,
bien entendu, de son Soldat Jaurès (Fayard, 2015). C'est un récit sensible, explorant le
feuilleté de la mémoire, individuelle et
nationale. Sa dédicace rappelle la rose et le réséda et fait du vélo une espèce
de ciel laïc. A ceux qui y croyaient et A ceux qui y croient
encore, sans que rien ne nous empêche d'émarger dans les deux camps.
Le motif en est le Tour de France qui est le temple de la discipline. Il écrit
donc sur le motif, à la façon d'un peintre qui trimbale son chevalet dans la
campagne, Cézanne autour de la montagne Sainte-Victoire, ici un adolescent et
son grand-père en balade, sur des chemins plus ou moins de traverse, pour
suivre le Tour. Pas n'importe lequel, nous embarquons pour celui de 1985, le
cinquième gagné par Hinault, le dernier gagné par un coureur français.
Cette
année-là, la course se déroulait dans le sens des aiguilles d'une montre, ce
qui n'empêcha ni la tragédie du Heysel ni le succès au cinéma de Retour vers
le futur. A l'arrivée, le champion répondit à Jean-Marie Leblanc qui lui
demandait si finir l'épreuve avec des yeux au beurre noir et des cicatrices
ajoutait à son prestige (connaissant Hinault, il n'osait pas dire «légende»):
«Possible, mais c'est con, je n'avais pas besoin de ça.» Et il ajoutait: «Le
marché américain [est] à conquérir», ébloui par l'ombre portée d'un autre Bernard,
on l'aura deviné, Tapie. On y croise aussi François, le président de l'époque,
en costume cravate couleur sable, avec son appareil photo pour immortaliser
quoi d'autre que lui-même au bord de la route photographiant le Tour, selfie
avant l'heure. Même s'il est là, dans le Vercors, pour recueillir les
mânes d'un esprit de résistance, il y a quelque chose de l'enfance en
lui.
Ce
récit vaut notamment par de beaux portraits qui sont souvent l'âme de la «littérature». En premier lieu, celui de Patrick, naufragé de la sidérurgie,
bouleversant dans son tee-shirt de l'Union cycliste de Longwy avec ses deux
cheminées fumantes, moitié révolté moitié déjà fantôme, témoin fugace d'un monde
en voie de disparition/transformation. En second lieu, celui de Paul, le
grand-père, au volant de la Simca 1000, jamais si juste que «réfugié sous un
arbre ombragé, à moitié dans les vapes» en attendant la caravane ou perdu
dans des souvenirs qui sont aussi, on l'aura compris l'essence du Tour.
Autre
portrait, plus ou moins en creux, ou en suspens, celui d'Hinault. Ducoin nous
emmène à la brasserie La Coupole pour déjeuner avec le Blaireau. Il veut lui
parler de la République du Tour, le Tour comme lieu de mémoire, mais le propos
tourne court avant les profiteroles. Et pourtant ! Hinault n'est pas un
sentimental ni un philosophe, et il nous touche quand il évoque la rudesse
quotidienne du métier de coureur, non pas sur le vélo, mais en dehors, et la
fierté d'avoir couru pour la régie Renault. Invité d'honneur sur le Tour de
Picardie 2012, à Trégnier, il avait refusé de goûter au hareng. Ses hôtes lui
avaient pardonné au prétexte qu'il était le fils d'un poseur de rail.
En tout cas, ce récit entre dans mon panthéon des livres consacrés à la petite reine et il trouvera sa place entre Le versant féroce de la joie d'Haralambon consacré à la vie et la mort de Vandenbroucke et L'échappée de Lionel Bourg et où on voit Charly Gaul planer.
Bernard Chambaz, écrivain
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juin 2015.]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire