L’Histoire rattrape toujours à coups de crocs ceux qui cherchent à lui échapper. La preuve en Grèce.
Démocratie. «Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience.» Les blessures sont fécondes à ceux qui lisent encore René Char. Parfois, de nouvelles naissances surgissent, elles défient la peur et redonnent une part de leur dignité à ceux qui n’ont jamais désespéré. Les Grecs viennent de nous rendre un immense service en honorant la promesse qu’ils doivent au monde auquel, depuis toujours, ils ont tant donné. Ne cachons pas notre joie et notre plaisir. La victoire électorale de Syriza, que nous pouvons qualifier d’éclatante car elle s’adosse à une base sociale solide, octroie aux peuples européens transis un peu plus que de l’émotion, disons les raisons d’un courage à retrouver. Jusque-là, souvenons-nous, nous avions assisté à des attaques féroces, orchestrées par tous les bien-pensants du libéralisme sans frein, par l’establishment international et par tous ceux qui composent la médiacratie affiliée aux puissances financières, quelles qu’elles soient, et à cette troïka dévastatrice. Tout avait été tenté pour empêcher le parti d’Alexis Tsipras d’accéder au pouvoir, donnant à voir l’une des facettes les plus obscures de la situation postdémocratique dans laquelle ils voulaient nous avilir : beaucoup pensaient même – comment leur en vouloir? – que la mondialisation avait réduit à néant les marges de manœuvre des instances politiques et que le capitalisme globalisé, organisé avec une opacité redoutable, continuerait d’imposer ses choix à tous les peuples du Vieux Continent. Seulement voilà, l’Histoire rattrape toujours à coups de crocs ceux qui cherchent à lui échapper.
Humiliés et souvent renvoyés à l’âge de pierre ces dernières années, les Grecs ont donné une leçon politique, populaire et démocratique. Tellement que, dès le lendemain du triomphe de cette vraie gauche, tous les caciques de la haute finance européenne se sont relayés pour sommer le nouveau premier ministre de Grèce d’appliquer une politique identique à celle de ses prédécesseurs. Ils ont mal compris le sens de ce vote et sa portée symbolique hors frontières. Quoi que disent désormais ces donneurs d’ordres en économie libérale, ils devront s’accommoder d’un geste démocratique unique depuis le traité constitutionnel. La colère gronde. Le premier domino vient de tomber. Et avec lui, pour la première fois, nous assistons, heureux, à la révolte citoyenne d’un peuple contre le système et l’Union européenne telle qu’on veut nous l’imposer, avec une prise de pouvoir effective. Lucides, nous nous prenons donc à imaginer la suite, faute d’avoir à la rêver avec excès. Et si plus rien n’était comme avant? Et si le rapport de forces se modifiait du tout au tout? Bref, et si la peur avait changé de camp? Renverser. Encore René Char: «Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir.» L’affaire est là, devant nous, brûlante et urgente; celle d’autres combats à mener, chez nous; les plus difficiles. Une brèche qui ne ressemble à aucune autre s’est ouverte en Grèce, à nous, maintenant, d’en ouvrir d’autres. Bien sûr, le climat franco-français n’offre en apparence que pessimisme et désillusion. Le fond de l’air nous semble frais, l’horizon bouché. Quant au corps constitué de «la gauche», il paraît si démembré que nous avons la conviction qu’autre chose doit être inventé. L’heure est venue – et nous le savons mieux que quiconque – de franchir une étape collective afin de bousculer sinon renverser l’hégémonie du Parti socialiste. Ce n’est donc plus une simple «sortie de crise» qu’il faut construire, encore moins une alternance à la socialiste, mais bien un changement de société radical. Au moins pour nous soustraire à cet éternel recommencement: un petit espoir suivi d’une immense désillusion. «Comment vivre sans inconnu devant soi?» Toujours René Char.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 30 janvier 2015.]
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