dimanche 16 janvier 2011

Laïc(s) : Nicoléon, les religions et le "choc des cultures"

Âge. Connaissez-vous le philosophe Giambattista Vico? Michelet, qui n’avait pas toujours raison, disait de cet Italien tombé dans l’oubli: «Avant lui, le premier mot n’était pas dit ; après lui, la science était, sinon faite, au moins fondée.» Ce Napolitain, précurseur des lois de l’histoire comme conception scientifique, écrivait dans son ouvrage daté de 1725, intitulé Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations (republié par Fayard en 2001), qu’il distinguait trois âges de l’humanité: l’âge divin, l’âge héroïque et l’âge humain. À l’en croire, tous les peuples parcourent ces trois temps… pour retourner inévitablement au premier, fruit d’une forme de «rationalité mécanique» de l’histoire… En ce moment, aussi incroyable que cela puisse paraître, beaucoup laissent croire que nous sommes revenus à cet âge divin qui – ô miracle – permet de quêter l’au-delà et d’entrevoir l’avenir sereinement (sic). À supposer brièvement, très brièvement même, que nous revisitions la période divine en question, cela signifierait que nous avons donc déjà traversé l’âge humain, contredisant Jaurès: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine.»

Religions. Pourquoi évoquer ainsi la figure méconnue de Vico, au cœur d’une actualité sans répit ni repos qui, par un pouvoir médiacratique d’occupation mentale, nous fait tant confondre le contenu figé de la pensée avec le processus de la pensée en action? Pour une raison simple. Le cours du monde actuel (placé en Bourse) nous donne l’impression que l’Italien, depuis son XVIIIe siècle, avait joué les Nostradamus de l’épouvante en affirmant que le peuple, dans son processus d’évolution qui le conduit à s’insurger puis à conquérir l’égalité, se complaît un jour ou l’autre à un début de désintégration de ce qu’il a acquis de haute lutte, comme prisonnier d’une phrase régressive incompréhensible… Enfoncés dans notre pessimisme chronique, vous comprendrez aisément pourquoi nous pensions exactement à cela, l’autre jour, en entendant le discours de Nicoléon lors de ses vœux aux autorités religieuses. Prenant prétexte des odieux assassinats de chrétiens d’Orient, le petit-monarque de Neuilly est reparti en croisade en parlant «d’épuration religieuse», puis en évoquant implicitement le fameux «choc des cultures» entre l’Orient et l’Occident: «Le sort des chrétiens d’Orient symbolise les enjeux du monde globalisé dans lequel nous sommes entrés, irréversiblement.» Le «sort» de la chrétienté symboliserait donc les «enjeux» d’avenir du «monde globalisé»… On croit rêver.

«Menace». Et la laïcité, dans tout cela? Sans jamais employer le terme de «laïcité positive», qui fut l’un de ses socles idéologiques de 2007, Nicoléon, pour qui «l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur» (personne n’oubliera), a cette fois dégoupillé une définition toute personnelle. «La République laïque, a-t-il dit, assure à chaque culte et à chaque fidèle la sécurité sans laquelle il lui est impossible de vivre pleinement sa foi. Une République laïque entretient un dialogue permanent avec les religions pratiquées sur son sol de façon à les entendre et, parfois, pourquoi pas, à les écouter.» Et, le croyez-vous? Voilà que l’inventeur du ministère de l’Identité nationale, qui a tant contribué à la «peur de l’autre» et à la défiance envers les héritiers de l’immigration vivant sur notre sol, vient s’étonner, presque s’inquiéter, que 42% des Français considèrent désormais la communauté musulmane comme une «menace pour leur identité». Pas moins des deux tiers des personnes se classant «à droite» l’expriment d’ailleurs clairement: la population musulmane en France est pour eux «un péril». L’entreprise de décervelage collectif de toute la médiacratie nicoléonienne, mise au service de la réaction, de la division et des clivages, profitant des failles de la continuité républicaine dans les quartiers populaires, a donc perverti durablement les consciences… Alors, autant le savoir. Pour Nicoléon, deux des principes fondateurs de la loi de 1905 sont potentiellement «renégociables», si l’on en croit un conseiller du Palais pour lequel le «climat n’a jamais été aussi favorable» (!) Selon lui, parce que l’article 1 serait menacé, 
à savoir que «la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes» (menacé?), il faudra tôt ou tard «revoir» l’article 2, qui stipule que «l’État ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte»

Universalité. Défigurée par la droite et son extrême, la laïcité à la française, l’un des quatre piliers de notre République, avec la liberté, l’égalité et la fraternité, est bel et bien en danger. Et la balafre s’élargit : financement public des lieux de culte et des salles de prière, subsides versés aux écoles confessionnelles, etc. La droite s’accommode opportunément d’une schématisation de la laïcité, réduite à la seule séparation de l’Église et de l’État. Seulement voilà, la laïcité n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire de France, mais une disponibilité universelle du patrimoine humain, un idéal positif d’affirmation de la liberté de conscience, de l’égalité des croyants et des athées. Par elle et avec elle, la loi républicaine doit viser le bien commun et non pas l’intérêt particulier. D’où cette question: Nicoléon est-il vraiment laïque?

[BLOC-NOTES publie dans l'Humanité du 15 janvier 2011.]

(A plus tard...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Belle démonstration! Voir aujourd'hui Sarkozy et Marine Le Pen faire semblant de défendre la laïcité pour mieux en détruire le fondement, voilà le danger. Et je crois, hélas, qu'il ne fait que commencer...
Merci à JED pour cette belle mise en garde.